Lancé au Festival de Cannes l'an dernier, où il a obtenu le Prix du jury, Capharnaüm est maintenant en lice aux Oscars dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère. En abordant le thème de la maltraitance des enfants, la réalisatrice libanaise Nadine Labaki a souhaité montrer une triste réalité.

Au tournant des années 90, Nadine Labaki a fui la guerre du Liban et a vécu trois ans à Montréal. Elle en garde encore aujourd'hui un vif souvenir. «Pour nous, Libanais, le Canada fut un vrai pays d'accueil, rappelle au cours d'un entretien téléphonique la réalisatrice de Caramel et de Et maintenant on va où?. J'ai d'ailleurs aussi la citoyenneté canadienne. Donc, je m'adresse aujourd'hui à un compatriote!»

Pour son troisième long métrage à titre de réalisatrice, Nadine Labaki a d'abord voulu aborder de front plusieurs thématiques liées à la souffrance du monde, mais elle s'est finalement concentrée sur un sujet qui la préoccupe particulièrement : la maltraitance des enfants. Capharnaüm commence d'ailleurs par un procès inusité, au cours duquel un garçon de 12 ans, Zain (Zain Al Rafeea), raconte pourquoi il attaque ses parents en justice. Il accuse ces derniers de lui avoir donné la vie et de l'avoir laissé à lui-même par la suite, non sans l'avoir aussi insulté, violenté et rejeté. Grâce à des retours en arrière, la réalisatrice décrit les errances du garçon dans le quartier le plus misérable de Beyrouth.

«Il y a tellement d'histoires atroces partout dans le monde, s'indigne Nadine Labaki. Comme l'image de cet enfant de 3 ans trouvé mort noyé en Turquie sur une plage après le naufrage d'une embarcation de migrants. Si ce petit garçon avait pu parler, qu'aurait-il dit? Qu'aurait-il craché à la face du monde? Qu'a-t-il pensé au moment où il est tombé à l'eau? Nous n'avons pas été à la hauteur de la beauté, de la pureté, ni du côté sacré de cet être qui a payé le prix de nos guerres.»

Ne pas détourner le regard

La réflexion de la cinéaste a également été nourrie par la vision des enfants errants de Beyrouth, de plus en plus nombreux. L'arrivée de plus d'un million de réfugiés syriens, dans un pays qui, dit la réalisatrice, est déjà aux prises avec de graves problèmes, engendre aussi ses drames, particulièrement auprès d'enfants qu'on retrouve «éparpillés» dans les rues. «Ils font maintenant partie du décor de la ville et personne ne les voit, déplore-t-elle. 

«Je me suis donc posé la question : qu'est-ce que ressent cet enfant qui me regarde ne pas le regarder? Notre sentiment d'impuissance est tel qu'on croit ne rien pouvoir faire, donc on détourne le regard. Pourtant, ces enfants sont en danger, tous les jours.»

Afin de mettre son récit au point, et de lui donner le plus d'authenticité possible, Nadine Labaki a mis quelques années à faire sa recherche. Elle a en outre rencontré beaucoup d'enfants de la rue et s'est inspirée de la colère de plusieurs d'entre eux, d'où l'idée de ce tribunal où des adultes sont poursuivis en justice par des enfants.

«Cette idée m'est venue après avoir beaucoup discuté avec eux, explique la réalisatrice. Quand je demandais à ces enfants s'ils étaient heureux de vivre, la plupart d'entre eux répondaient non. Ils me disaient qu'ils préféraient la mort plutôt que de vivre dans un monde aussi dur pour eux. Cette colère a beaucoup nourri le récit. Quand on commence à creuser un peu, on s'aperçoit aussi qu'un problème se répercute sur un autre et forme en enchaînement dont on ne voit plus la fin.»

Des êtres purs

Dans Capharnaüm, l'affection que porte à Zain une Éthiopienne sans papiers, mère d'un bébé, lui sera d'un précieux secours, mais se révélera lourde de responsabilités aussi, car le préado se retrouve à s'occuper seul du bébé plus souvent qu'à son tour. Il convient d'ailleurs de souligner que la complicité entre les deux enfants est belle à voir, d'autant que le plus jeune (Treasure Bankole) «joue» de façon incroyable. Pour atteindre cette vérité, la réalisatrice s'est effacée le plus possible. À part elle, qui s'est donné un petit rôle à titre de comédienne, aucun des acteurs du film n'avait la moindre expérience.

«Il n'y a rien de plus beau que de travailler avec des êtres purs, pas encore altérés par les codes de la société. Ces enfants ne jouent pas, ils réagissent à ce qu'on leur propose, avec leur propre instinct. C'est à nous de nous adapter à eux, sans rien attendre.»

«Pour ce faire, il fallait devenir invisibles. Mais je les accompagnais tout le temps, je leur parlais, je les guidais, sans jamais rien forcer, poursuit-elle. Nous avons tourné pendant six mois. À l'arrivée, nous avions plus de 500 heures de rushes [des scènes tournées]. Notre premier montage faisait 12 heures!»

Aux yeux de la réalisatrice, le cinéma peut encore avoir un impact sur le monde. Le parcours de son long métrage, depuis son lancement à Cannes l'an dernier jusqu'à la sélection aux Oscars, la convainc plus que jamais à cet égard.

«Je vois ma démarche comme un devoir, pas un choix, dit-elle. Je sais à quel point un film peut humaniser un combat. Au lieu de faire entendre une succession d'horreurs dans les bulletins de nouvelles, le cinéma met des visages humains sur la souffrance et propose une autre manière de voir les choses. Je crois qu'un film peut être beaucoup plus fort que n'importe quel discours politique.»

Capharnaüm prendra l'affiche le 1er février.

Photo fournie par Métropole Films

Zain Al Rafeea et Treasure Bankole dans Capharnaüm,, un film de Nadine Labaki.