(Cannes) C’était un samedi de poids lourds à Cannes alors qu’entraient en jeu, avec des œuvres très critiques des travers de l’époque, deux anciens lauréats de la Palme d’or : Ruben Östlund, pour The Square en 2017, et Cristian Mungiu, 10 ans plus tôt pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours.

Triangle of Sadness est le premier long métrage en anglais du Suédois Ruben Östlund, qui avait été révélé à Cannes en 2014 grâce à l’excellent Force majeure, Prix du jury de la section Un certain regard. Le cinéaste de 48 ans signe une autre satire sociale dans le ton de The Square, avec une extradose de cynisme sur la condition humaine.

Au cœur de cette tragicomédie se trouve le jeune couple formé par Carl et Yaya, à la fois mannequins et influenceurs. Au tout début du film se révèle le sens du titre du film, alors que Carl, torse nu, participe à une audition pour un défilé de mode. « Peut-être qu’il aurait besoin de Botox ? », se demande l’un des évaluateurs, en parlant d’une ride sur le front de Carl.

« En suédois, on appelle ça la ride du souci », a expliqué Ruben Östlund en rencontre de presse avec le Festival. « Elle serait le signe qu’on a eu beaucoup d’épreuves dans sa vie. J’ai trouvé que c’était révélateur de l’obsession de notre époque pour l’apparence et du fait que le bien-être intérieur est, d’une certaine manière, secondaire. »

C’est la femme d’Östlund, qui est photographe de mode, qui lui a inspiré des personnages provenant de cet univers superficiel où pullulent les slogans publicitaires hypocrites sur l’égalité, la diversité et le respect de l’environnement, alors que l’on sait que la fast fashion est tout sauf écologique.

Triangle of Sadness est divisé en trois chapitres. Au départ, on apprend à connaître Carl et Yaya grâce à un dilemme éthique qui rappelle celui de Force majeure, alors qu’un père de famille, devant la menace d’une avalanche, avait eu le réflexe de saisir son téléphone plutôt que son enfant, provoquant une crise dans son couple.

PHOTO VALERY HACHE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Quelques membres de l’équipe de Triangle of Sadness : Jean-Christophe Folly, Ruben Östlund, Charlbi Dean, Henrik Dorsin, Vicki Berlin, Arvin Kananian, Woody Harrelson, Dolly de Leon et Sunnyi Melles

Carl ne peut cacher son irritation lorsque sa blonde le laisse une fois de plus régler la note au resto. Elle est plus riche que lui et avait promis la veille de payer l’addition. Il trouve qu’elle est féministe quand ça l’arrange. Elle n’en revient pas de son manque de galanterie. Il ne lâche pas le morceau. Elle est manipulatrice. Il manque de confiance en lui.

Personne ne met en scène les « beaux malaises » comme Ruben Östlund. Après la Semaine de la mode à laquelle ils assistent, Carl et Yaya sont invités en croisière de luxe sur un yacht, gracieuseté de leurs nombreux abonnés sur Instagram. Ils donnent l’impression, évidemment, de mener une vie de rêve, mais la jalousie de Carl et les fantasmes de princesse de Yaya créent bien des tensions entre eux.

Sur le navire, les milliardaires côtoient les employés beaucoup moins fortunés. Le « roi de la merde » autoproclamé de Russie, qui a fait fortune dans les fertilisants, un Suédois qui a récemment vendu à prix d’or son entreprise de nouvelles technologies, un vieux couple britannique dont l’entreprise familiale se spécialise dans la vente d’« outils d’accès à la démocratie », c’est-à-dire de grenades et de mines antipersonnel…

On reconnaît, en particulier dans ce deuxième chapitre, l’humour noir irrésistible de Ruben Östlund. Son regard brillant, plein d’acuité sur les dynamiques de classes, les privilèges, les abus de pouvoir, la vulgarité des nouveaux riches, les excès du capitalisme ou encore le sexe comme monnaie d’échange.

Lorsqu’une tempête houleuse s’annonce, et que le capitaine alcoolique – et marxiste – du navire (Woody Harrelson) organise malgré tout un souper de gala, le bateau ivre tangue et le récit de Triangle of Sadness vire au délire jouissif d’excès en tous genres… avant d’inévitablement s’essouffler au terme d’un troisième chapitre beaucoup trop long. À 2 h 30 min, Ruben Ostlünd fait preuve de complaisance et je ne serais pas étonné que ça lui nuise auprès du jury. Il était pourtant si bien parti…

La montée… de l’extrême droite

Dans un tout autre registre, Cristian Mungiu a présenté samedi R.M.N. (pour « résonance magnétique nucléaire »). « Étant donné l’état du monde, je trouve que nous aurions tous besoin d’un examen du cerveau », a confié le cinéaste roumain au magazine Hollywood Reporter cette semaine, afin d’expliquer le titre intrigant de son film.

PHOTO LOÏC VENANCE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Cristian Mungiu, réalisateur roumain

Matthias, un homme bourru et obtus qui s’est exilé en Allemagne pour trouver du travail, rentre dans son village natal et multiethnique de Transylvanie. Son père, Otto, est souffrant et son fils de 8 ans, Rudi, ne parle plus depuis qu’il a eu soudainement peur dans la forêt, de manière irrationnelle, en route vers l’école.

Lorsque l’usine de pain que gère son ex-blonde Csilla décide de recruter des employés du Sri Lanka, faute de main-d’œuvre locale, les villageois se soulèvent afin d’exiger que les ouvriers soient aussitôt renvoyés dans leur pays. « On n’a rien contre eux, disent-ils en chœur, mais on les préfère chez eux ! »

C’est à ce discours xénophobe décomplexé, nourri par l’extrême droite, qui a envahi l’Europe (et pas seulement l’Europe…) que s’intéresse Cristian Mungiu dans R.M.N. Il s’est inspiré d’un fait divers à propos d’un village en Roumanie, où vivent des citoyens d’origines roumaine, hongroise et allemande, qui a voulu en 2020 chasser de l’usine du coin les travailleurs étrangers qui y avaient été embauchés.

Islamophobie, stéréotypes racistes sur l’hygiène et les maladies, crainte d’un envahissement, théorie du « grand remplacement » : Mungiu, Prix du scénario à Cannes en 2012 pour Au-delà des collines et Prix de la mise en scène pour Baccalauréat en 2016, n’épargne surtout pas ses compatriotes.

Il souligne le paradoxe d’une communauté formée de gens provenant de différents pays, parlant des langues diverses, qui sont eux-mêmes méprisés à l’étranger, mais n’acceptent pas d’accueillir chez eux autre chose que des Européens blancs. « En découvrant le détail de ce fait divers, dit le cinéaste de 54 ans, j’ai constaté combien les notions d’empathie et d’humanité sont fragiles. Mais également qu’il faut bien peu à l’être humain pour réveiller le côté sombre qui sommeille en lui. »

R.M.N. est, à l’image de ce constat, un film austère, de grisaille, de paysages enneigés et de désolation, à l’instar de la plupart des œuvres de Cristian Mungiu. Le regard que pose le cinéaste sur sa société est implacable. Il n’épargne pas pour autant le reste de l’Europe, à travers le personnage d’un jeune Français qui œuvre pour une ONG (et dont le travail consiste à compter le nombre d’ours dans la forêt), à qui l’on rappelle les effets désastreux de la colonisation et l’échec de l’intégration des populations africaines, noires et arabes, en France.

Cristian Mungiu propose un autre film courageux, dérangeant, déstabilisant, dont la conclusion énigmatique, sous forme de fable, m’a cependant laissé dubitatif. Après 8 films sur 21, j’attends toujours un authentique coup de cœur dans cette 75compétition officielle du Festival de Cannes.