S’il y a un mythe qui est profondément ancré dans la psyché du cinéma français, c’est celui de la muse et du pygmalion. L’idée qu’un cinéaste inspiré par une égérie puisse se permettre toutes les transgressions avec une actrice qui l’admire, peu importe l’âge de l’une et de l’autre, sans considération pour l’écart d’âge entre eux ni les mécanismes de pouvoir en place.

Que le cinéaste tout-puissant puisse exercer un joug sur une jeune actrice, à la fois sur et hors d’un plateau de tournage, a trop longtemps été assimilé à une sorte de fatalité romantique en France. Jusqu’à ce jour.

Le cinéma français vit son épisode Matzneff, alors que Le consentement, adaptation cinématographique par Vanessa Filho du célèbre récit de Vanessa Springora, doit prendre l’affiche au Québec le 23 février. Le mouvement #metoo n’a peut-être réellement décollé en France qu’avec les récentes révélations sur Gérard Depardieu, mais l’ouragan souffle fort.

Judith Godrèche, qui a dénoncé dès 2017 une tentative de viol d’Harvey Weinstein dans le New York Times, a lâché deux bombes cette semaine. Mardi, la comédienne de 51 ans a déposé une plainte pour « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans » commis par personne ayant autorité contre le cinéaste Benoît Jacquot (Les adieux à la reine). Jeudi, l’actrice a déposé les mêmes accusations à la brigade de protection des mineurs de la police judiciaire de Paris contre le réalisateur Jacques Doillon (Ponette).

Jacquot, 77 ans, et Doillon, 79 ans, font l’objet d’une enquête préliminaire pour des crimes passibles de 20 ans d’emprisonnement (mais pour lesquels, en France, il y a, semble-t-il, prescription). L’un et l’autre nient l’essentiel des allégations.

Jeudi, l’Agence France-Presse a par ailleurs révélé que le parquet requérait un procès contre le cinéaste Christophe Ruggia (Les diables) pour agressions sexuelles sur la comédienne Adèle Haenel. Elle avait entre 12 et 15 ans au moment des faits. Ruggia est de 24 ans son aîné. « Après avoir été bouleversée par le récit de Judith Godrèche, j’ai pris connaissance aujourd’hui même du réquisitoire de la procureure », a déclaré Adèle Haenel au site Mediapart. « De lire dans ce réquisitoire que les faits sont suffisamment caractérisés, corroborés par des témoignages et que mes déclarations sont constantes, précises et crues me touche beaucoup. »

En mai dernier, Adèle Haenel avait accusé l’ensemble du milieu du cinéma français d’être complice, par son silence, des prédateurs sexuels qui rôdent sur les plateaux de tournage. À la lumière des révélations des derniers jours, il est difficile de la contredire.

Dans la série Icon of French Cinema, diffusée il y a quelques semaines sur la chaîne ARTE, Judith Godrèche évoquait son adolescence dans le cinéma français, sous l’emprise d’un réalisateur beaucoup plus âgé qu’elle, qu’elle ne nommait pas. Il était facile d’y reconnaître Benoît Jacquot, qu’elle a fréquenté de l’âge de 14 à 20 ans, jusqu’à leur séparation, en 1992, après le tournage de La désenchantée, le film qui l’a révélée. L’histoire d’une jeune femme contrainte de coucher avec un vieil oncle pour subvenir aux besoins de sa famille.

Judith Godrèche a révélé cette semaine dans une enquête du quotidien Le Monde que Jacquot, de 25 ans son aîné, l’avait frappée, brutalisée et contrainte à des pratiques sexuelles violentes pendant son adolescence. D’autres actrices ont dénoncé Benoît Jacquot. Julia Roy l’a accusé de « violences verbales et physiques », Laurence Cordier et Vahina Giocante ont raconté que Benoît Jacquot s’était montré odieux après qu’elles eurent refusé ses avances sexuelles. Jacquot confondrait « désir créatif et désir sexuel », selon Vahina Giocante, qui avait 17 ans au moment des faits reprochés.

PHOTO TIZIANA FABI, AGENCE FRANCE-PRESSE

L’actrice Julia Roy et le réalisateur Benoit Jacquot à la Mostra de Venise, en 2016

Benoît Jacquot, qui a accepté de rencontrer Le Monde, a offert à ces accusations une défense à la fois tristement prévisible et lamentable. Judith Godrèche serait selon lui une actrice en manque de notoriété et lui-même serait la victime d’un « néopuritanisme assez effrayant » importé des États-Unis. On l’aura deviné, l’introspection ne semble pas sa principale qualité.

À l’époque où Judith Godrèche fréquentait Benoît Jacquot, elle a été invitée par un de ses amis, Jacques Doillon, à discuter chez lui du scénario d’un film qui mettrait en scène une adolescente en couple avec un garçon de son âge dont le père devient amoureux. Jeudi, la comédienne a déclaré à la police judiciaire de Paris avoir été violée à ce moment par Doillon, au domicile qu’il partageait avec sa compagne de l’époque, Jane Birkin.

L’actrice dit avoir également subi une agression sexuelle de Doillon sur le plateau de ce même film, La fille de 15 ans, sorti en 1989. Le réalisateur de 45 ans, dit-elle, aurait congédié l’acteur principal pour le remplacer lui-même, ajoutant in extremis une scène de sexe avec Judith Godrèche, qui avait alors le même âge que son personnage. « On fait quarante-cinq prises. J’enlève mon pull, je suis torse nu, il me pelote et il me roule des pelles », a-t-elle déclaré au Monde. Jane Birkin, qui était l’assistante de Doillon, a décrit dans son autobiographie le malaise ressenti sur le plateau.

L’actrice Anna Mouglalis a aussi déclaré au Monde avoir subi une agression sexuelle de la part de Jacques Doillon en 2011. Le cinéaste aurait tenté de l’embrasser de force chez elle, alors que son compagnon Samuel Benchetrit était dans la pièce voisine. La comédienne Isild Le Besco, qui reproche elle aussi des « violences psychologiques ou physiques » à Benoît Jacquot, a révélé au Monde avoir été remplacée par Doillon sur le tournage de Carrément à l’ouest (2001) par sa fille Lou, parce qu’elle avait refusé de coucher avec le réalisateur. Elle avait 18 ans à l’époque. Doillon avait 56 ans.

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Le réalisateur Jacques Doillon en 1999

En 1989 a pris l’affiche Noce blanche de Jean-Claude Brisseau, qui mettait aussi en scène une liaison entre une adolescente (Vanessa Paradis, 16 ans) et un homme d’âge mûr (Bruno Cremer, 60 ans). Brisseau, mort en 2019, a été accusé par une vingtaine de comédiennes, certaines mineures, d’inconduite sexuelle. Il a été condamné en 2005 pour le harcèlement sexuel de deux actrices à qui il avait fait subir des « essais érotiques ».

Un autre héritier de la Nouvelle Vague, Philippe Garrel, 75 ans, a quant à lui été accusé l’été dernier par cinq comédiennes qui confiaient à Mediapart avoir reçu de sa part des propositions sexuelles dans un cadre professionnel.

Il y a eu, à l’évidence, une effroyable complaisance en France vis-à-vis des réalisateurs qui se servent de leur prestige et de leur notoriété afin de séduire de jeunes actrices. La sœur d’Isild Le Besco, l’actrice et réalisatrice Maïwenn, formait un couple avec Luc Besson dès l’âge de 15 ans. Lorsqu’ils se sont mariés l’année suivante, en 1992, Besson avait le double de son âge.

Il y a une marge très fine entre l’asservissement et le consentement libre et éclairé. Comme il y a une frontière très mince entre la séduction et la prédation ou ce que l’on appelle communément le grooming. Trop longtemps, sous prétexte de leur admiration pour une muse, des cinéastes ont abusé de leur pouvoir, de leur autorité et de la confiance de jeunes égéries jetées en pâture aux pygmalions. Des femmes comme Adèle Haenel et Judith Godrèche osent les dénoncer. Espérons qu’elles seront enfin entendues.