Le cercle des neiges de Juan Antonio Bayona (version française de La sociedad de la nieve), en lice pour l’Oscar du meilleur film étranger, a été si populaire sur Netflix que la plateforme vient d’ajouter un petit documentaire sur les coulisses du tournage intitulé Qui étions-nous dans la montagne ?

C’est déjà un de mes films de l’année. Il faut dire que ça fait 30 ans que je suis obsédée par cette histoire vraie du vol Fuerza Aérea Uruguaya 571 qui s’est écrasé dans la cordillère des Andes en 1972, que j’ai découverte par le film Alive, de Frank Marshall, en 1993, comme bien des Nord-Américains. Dans le monde hispanophone, c’est une histoire mythique, qu’on a appelée « Le miracle des Andes », et Le cercle des neiges est un film-évènement, qui rassemble une distribution de jeunes acteurs inconnus soigneusement sélectionnés, ainsi que de vrais survivants de la catastrophe dans des rôles de figuration, qui ont donné leur accord au projet.

Sur 45 passagers, seulement 16 ont survécu à l’accident, au froid, aux avalanches, et à la famine — vraiment rien ne leur a été épargné pendant les 72 jours qu’ils ont passés dans la montagne. Pour cela, ils ont dû manger les cadavres gelés de leurs compagnons d’infortune.

Ils n’ont pas eu le choix d’outrepasser l’un des plus grands tabous humains pour s’en sortir, en faisant un pacte collectif : si l’un d’eux mourait, il donnait la permission aux autres de manger son corps.

On comprend pourquoi ce cas a inspiré des livres, des documentaires et des films depuis 50 ans. « Le fait que le sujet revienne, ce n’est jamais un hasard, note l’anthropologue Luce Des Aulniers, avec qui j’ai échangé pendant une heure sur le cannibalisme, ce qui mériterait une chronique à part. “À quelle sensibilité collective est-ce que ça correspond, à quoi doit-on renoncer pour survivre ?”, demande-t-elle.

Je ne suis pas une adepte des exploits extrêmes, quand des êtres humains défient volontairement la nature. En revanche, j’admire les gens qui ont survécu à des situations extrêmes auxquelles ils n’étaient pas du tout préparés, qui ont dû aller chercher en eux, et bien malgré eux, quelque chose qu’ils ne soupçonnaient même pas. C’est le cas avec le vol 571, qui avait à son bord essentiellement de jeunes joueurs de rugby en route, croyaient-ils, pour un match au Chili. On ne peut que s’identifier à eux, et se demander : qu’aurais-je fait à leur place ?

Je craignais d’abord que le film de Bayona ne soit qu’un banal remake du film de Marshall, mais, au contraire, c’est une réappropriation, bien plus aboutie, et en espagnol, de ce drame qui avait fait le tour du monde, et qu’une nouvelle génération découvre, aussi abasourdie que j’ai dû l’être en 1993 par un film américain qui n’était pas sans qualités, mais bien moins incarné, si je peux me permettre.

Le réalisateur nous fait ressentir les effets épouvantables de la famine, le courage incroyable que ces gens-là ont dû avoir. Il a aussi tourné des images à l’endroit exact où les survivants étaient coincés et impossibles à repérer, dans un environnement totalement hostile et pourtant époustouflant de beauté. Un choix judicieux, car on ne peut pas comprendre la situation si on ne comprend pas l’environnement, où il n’y a même pas un bout de gazon à brouter.

Bayona suit de près la chronologie des évènements, et j’ai été surprise à quel point la faim et ses ravages arrivent beaucoup plus vite que je ne l’aurais cru. En moins de dix jours, l’urine des survivants devient noire, ils comprennent très bien qu’ils vont mourir s’ils ne se nourrissent pas. Ce qui m’a aussi traumatisée est qu’ils ont dû manger beaucoup plus de chair humaine que ce que le film de Marshall laissait entendre. Cette tragédie a marqué les esprits principalement pour cette raison, l’Église catholique avait même dû à l’époque se prononcer sur ce cas rare ayant mené à l’anthropophagie. Car non seulement ces gens-là ont vécu un cauchemar, mais ils ont aussi dû affronter l’opinion publique quand ils sont revenus d’entre les morts.

N’allez pas croire que Le cercle des neiges est un film déprimant. Je trouve plutôt que c’est un film lumineux, qui donne foi en l’humanité. On n’est pas ici chez Hannibal Lecter qui bouffe son prochain avec un verre de chianti, ce qui relève de la pathologie, ni dans le roman The Road de Cormac McCarthy où des hordes affamées chassent et tuent de l’humain pour que leur gang puisse manger.

Le cercle des neiges nous bouleverse en montrant cette solidarité entre les survivants et ce pacte qui heurte leurs convictions, pas seulement religieuses, mais fondamentales.

Ils n’ont pas QUE mangé de la chair humaine pour survivre, ils ont dû la partager équitablement. Fernando Parrado et Roberto Canessa, les deux héros qui ont entrepris, affaiblis après deux mois dans la montagne, d’aller chercher du secours à pied, ont reçu de tous une ration à la hauteur de la mission qui semblait impossible. Ils ont réussi après 10 jours, et sauvé leurs amis.

Selon Luce Des Aulniers, le sujet de l’anthropophagie est profond, tabou dans toutes les sociétés, mais à peu près partout dans notre vocabulaire et notre imaginaire, donc inépuisable. Il y a un tabou de langage, dit-elle, lorsqu’il y a « une effraction survivaliste à un code d’éthique universel comme celui-ci. On ne mange pas la “viande” ni du “cadavre”, mais de la “chair” prélevée sur les “corps” de ces malheureux compagnons, d’ailleurs avec une extrême résistance. Cette issue uniquement rationnelle et opératoire, désymbolisante, l’anthropologue Louis-Vincent Thomas la donnait comme “cannibalisme de pénurie”, ce qui demeure extrêmement rare. »

Dans nos discours, on se fait « manger » par les riches, une partie de la planète bouffe les ressources pendant qu’une plus grande partie ne mange pas à sa faim, on craint d’être « avalé » par l’immigration, d’être « dévoré » par l’intelligence artificielle, et bien d’autres choses encore.

Luce Des Aulniers cite alors le sociologue Jean Ziegler qui a dit que « le capitalisme a créé un ordre cannibale du monde ». Voilà peut-être pourquoi Le cercle des neiges nous parle…