Le grand cinéaste allemand Wim Wenders alterne entre la fiction et le documentaire depuis 50 ans. Le voici qui propose un documentaire fascinant, Anselm (Le bruit du temps), un portrait contemplatif en 3D de l’un des artistes contemporains les plus influents et controversés de notre époque, le peintre et sculpteur allemand Anselm Kiefer. Notre chroniqueur l’a interviewé par Zoom.

Il y a 30 ans que vous avez décidé de faire ce film avec Anselm Kiefer. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Au départ, Anselm est entré dans le restaurant où j’avais mes habitudes à Berlin. Il s’est assis à ma table parce qu’il n’y avait pas d’autre place. Nous avons commencé à parler et nous avons constaté que nous nous connaissions. J’avais vu certaines de ses expos et lui certains de mes films. Nous étions les dernières personnes à quitter le restaurant lorsqu’il m’a demandé : « Que fais-tu demain ? » Je lui ai dit que j’étais toujours là après mes journées de montage. Nous avons donc mangé ensemble pendant trois semaines et nous avons vraiment appris à nous connaître. Anselm s’est rendu compte que j’avais toujours voulu être peintre, mais que le cinéma m’avait dirigé vers une autre trajectoire. Et j’ai réalisé qu’Anselm venait de tourner un film et envisageait également de faire du cinéma. Cela nous a rapprochés et nous nous sommes serré la main en nous promettant de faire quelque chose ensemble. Heureusement, cela a pris 30 ans parce que je ne sais pas si j’aurais pu faire ce film dans les années 1990.

Parce que vous n’aviez pas accès à la même qualité de tournage en 3D ou pour d’autres raisons ?

Je pense que je n’aurais pas eu la même liberté que j’ai désormais dans la forme documentaire. À l’époque, je n’aurais pu faire qu’un documentaire beaucoup plus conventionnel.

Vous avez alterné entre le documentaire et la fiction depuis les années 1980. Quel est votre rapport à ces deux types de cinéma ?

Étrangement, mes premiers films racontaient des histoires fictives, mais ils comptaient beaucoup d’éléments documentaires, car ils étaient très axés sur la réalité. En revanche, plusieurs de mes documentaires ont incorporé de la fiction. Buena Vista Social Club, par exemple, est un conte de fées. C’est un documentaire musical, mais avec des éléments incroyables, dignes d’une fiction. Pour moi, le documentaire est une façon de raconter la réalité avec beaucoup de liberté. Les formes narratives de la fiction sont inspirées de plus en plus par des formules. J’aime travailler sans sentir que quelqu’un regarde par-dessus mon épaule. J’aime raconter une histoire en ne sachant pas exactement comment elle se termine. Si je sais déjà comment elle se termine, pourquoi la tourner ? La plupart de mes films, en particulier ceux qui ont eu du succès comme Paris, Texas ou Les ailes du désir, n’avaient pas de scénario final. J’ai développé mes récits de fiction au fur et à mesure, mais ça devient de plus en plus difficile. Alors que personne ne s’attend à ce que je lui donne un scénario complet lorsque je tourne un documentaire. Et certainement pas Anselm.

Anselm Kiefer s’est fait connaître par des photographies subversives qu’il a prises à la fin des années 1960 de lui, déguisé en soldat de la Wehrmacht, faisant le salut nazi dans différents pays. Est-ce à ce moment-là que vous avez entendu parler de lui ?

Je ne connaissais pas cette facette de son travail à l’époque. Je tournais mes tout premiers courts métrages. Le salut hitlérien qu’il faisait dans toute l’Europe était très controversé. Dans le monde de l’art, beaucoup de gens ne le comprenaient pas. On ne faisait pas ce genre de manifestation artistique. Joseph Beuys, son professeur, a été le premier à le faire. Porter l’uniforme de son oncle nazi partout en Europe et faire ce salut hitlérien signifiait pour la plupart des gens et des critiques dans les journaux qu’Anselm était un néonazi. Ils ne pouvaient pas l’expliquer autrement. Alors bien sûr, il a été vivement critiqué et a souffert gravement de ce malentendu. Il combattait et luttait contre l’oubli. Il disait aux gens : « Ce que je fais ici innocemment, vous l’avez fait il y a 25 ans. Et maintenant vous prétendez tous que vous n’avez jamais rien eu à voir avec le nazisme ! »

PHOTO JULIEN MIGNOT, THE NEW YORK TIMES

Le peintre et sculpteur Anselm Kiefer, dans son studio de Croissy, en banlieue de Paris, en 2022

Il devait être conscient des dangers liés à un art aussi subversif, je suppose…

C’était dangereux et ses propres professeurs, parce qu’il venait de quitter l’école des beaux-arts, ont refusé de lui donner son diplôme. Il l’a eu grâce à Joseph Beuys, qui a dit à ses collègues qu’ils ne comprenaient pas, qu’Anselm n’était certainement pas un néonazi et que ce qu’il faisait était important. Il a fallu beaucoup de temps pour que les gens en général comprennent cette mission qu’il s’était donnée en exploration du passé allemand. Dans notre jeunesse, parce que nous sommes nés tous les deux la même année [en 1945], nous tenions pour acquis que nous vivions dans un pays sans passé, qui n’existait plus. Un pays qui avait décidé qu’il ne pouvait avoir un avenir qu’en éliminant le passé ou en l’oubliant. Ce traumatisme que nous avons tous les deux vécu, inconsciemment puis consciemment, je pense qu’Anselm y a fait face, alors que ma façon de le gérer a été de l’éviter. Je voulais juste partir. Je n’ai rien voulu savoir de ce pays pendant longtemps.

Le sous-titre du film en français, « le bruit du temps », est très poétique et intrigant. Il évoque pour vous le rapport de l’œuvre de Kiefer au temps ?

Je ne connais aucun autre artiste qui est capable d’intégrer le temps et de le rendre visible dans sa peinture. Dans les films, le temps peut devenir visible parce que chaque plan est une petite brique de temps. Au montage, on crée toute une construction du temps. Sur la scène au théâtre, vous pouvez créer du temps, de même qu’en littérature. Mais en peinture, ce n’est pas évident que le temps sera visible. Anselm a trouvé des moyens uniques d’incorporer ces moments dans ses tableaux. J’ai toujours été curieux de savoir comment il y arrivait et c’est seulement en l’observant, en découvrant son processus de travail plus intimement, que j’ai réalisé qu’il exposait ses tableaux au temps. Parfois même en risquant de les détruire, en les mettant en feu ou en versant du plomb ou de l’acide sur eux. Tout ce qu’il fait à ses tableaux pour laisser le temps apparaître.

Deux de vos films ont été sélectionnés au dernier Festival de Cannes, celui-ci et Perfect Days [tourné à Tokyo et candidat du Japon aux Oscars]. Est-ce une année idéale pour vous lorsque vous présentez à la fois un long métrage de fiction et un documentaire ? Ça résume un peu tout votre travail.

Ça le résume de manière formidable, mais ce n’était pas mon intention. Anselm a pris trois ans à tourner, pendant la pandémie. Perfect Days [qui doit prendre l’affiche le 16 février au Québec] a été réalisé en seulement seize jours de tournage et trois mois de montage. Ils étaient prêts en même temps, mais ce sont deux bêtes aux antipodes l’une de l’autre. L’une spontanée, une fiction, et l’autre longuement mûrie et réfléchie, qui s’est avérée être un documentaire. Ç’aurait dû être le contraire quand on y pense !

Anselm (Le bruit du temps), en salle le 22 décembre

Qui est Wim Wenders ?

  • Wim Wenders est né en août 1945 en Allemagne.
  • Palme d’Or en 1984 pour Paris, Texas et Prix de la mise en scène en 1987 pour Les ailes du désir, il s’est démarqué en début de carrière grâce à des road movies atypiques (L’angoisse du gardien de but au moment du penalty, Alice dans les villes, L’ami américain).
  • L’État des choses lui a valu en 1982 le Lion d’or de la Mostra de Venise.
  • Il alterne depuis entre la fiction et le documentaire : Buena Vista Social Club, Pina et Le sel de la terre ont tous été finalistes aux Oscars.