Le tiers des Américains consultent les agrégateurs de critiques tels Rotten Tomatoes, Metacritic ou IMDb avant d’aller voir un film au cinéma. J’ai aussi ce réflexe lorsque Fiston m’invite à aller voir une superproduction hollywoodienne depuis peu à l’affiche ou sur une plateforme numérique. J’aime savoir si la tomate qu’il me propose est considérée comme fraîche ou pourrie par la critique.

Je suis moi-même un critique tout ce qu’il y a de plus typique. Je m’accorde la plupart du temps, sans les avoir lus, entendus ni consultés en amont, avec la plupart de mes confrères et consœurs. Cela doit tenir à une idée plus ou moins consensuelle de ce qui constitue un « grand film » pour la critique à une époque donnée, avec ses références communes.

Je ne suis pas d’accord avec toutes les critiques, prises individuellement, mais mes goûts ne diffèrent pas énormément de ceux exprimés par une majorité de critiques, perçues dans leur ensemble. C’est la raison pour laquelle je tendais à faire confiance – remarquez l’emploi de l’imparfait – aux cotes des critiques des agrégateurs. À ne pas confondre avec les cotes du public, parfois trafiquées par des trolls misogynes ou racistes ayant l’intention de torpiller un film de superhéroïne ou de sirène noire.

Il y a toujours eu un décalage entre la critique et le grand public dans leur appréciation des films. Mais il semble qu’ils ne se soient jamais aussi peu entendus.

Bloomberg a comparé l’an dernier les notes des critiques et du public sur les principaux agrégateurs. En moyenne, depuis le tournant du millénaire, la différence entre les notes accordées aux dix plus grosses superproductions de l’année était de cinq points. En 2022, elle était de presque 20 points.

Uncharted, un navet mettant en vedette Tom Holland et Mark Wahlberg que j’ai vu à l’invitation de Fiston, a reçu une note moyenne de 43 % sur les agrégateurs de la part des critiques, alors que la cote du public était de 77 %. Si seulement j’avais consulté Rotten Tomatoes avant d’acheter mon billet…

« Rotten Tomatoes ? ! Voyons, papa ! T’es pas au courant que c’est n’importe quoi ? », m’a dit Fiston en début de semaine, sur le ton amusé du reproche. Je n’étais pas au courant, non.

Depuis quelques années, quasi systématiquement, lorsque je suis invité au visionnement de presse d’un film américain, on me demande si ma critique sera comptabilisée par Rotten Tomatoes (la réponse est non). C’est dire à quel point cette cote tomatée compte pour les studios et les relationnistes qu’ils emploient. Elle peut carrément faire ou défaire la carrière d’un film.

« Le Tomatomètre est peut-être l’indicateur le plus important du show-business, alors qu’il est erratique, réducteur et peut facilement être piraté », a écrit récemment le New York Magazine, en mettant en doute la validité des cotes critiques du célèbre agrégateur.

Empruntant à la célèbre formule du pouce vers le haut ou vers le bas du regretté duo de critiques Gene Siskel et Roger Ebert, Rotten Tomatoes fait depuis 25 ans le décompte du nombre de critiques favorables ou défavorables à un film (ou encore une série ou une émission de télévision).

Lorsqu’un film affiche fièrement qu’il est « certifié frais » à 85 %, il ne s’agit pas de la moyenne des cotes qu’il a reçues, mais bien du pourcentage de critiques qui lui sont (plus ou moins) favorables. C’est-à-dire que 85 % des critiques recensées peuvent avoir jugé le film « correct, sans plus ». Alors qu’un film qui a une note globale de 70 % est peut-être plus audacieux, ayant rallié une majorité de la critique qui crie au génie tout en ayant rebuté une minorité.

« Chaque critique a le même poids, qu’elle soit publiée dans un journal important ou dans une infolettre Substack qui compte une douzaine d’abonnés », rappelle le New York Magazine. Or, nous apprend son enquête, des critiques de médias obscurs ou d’émissions balados confidentielles monnaient leur appui à certains films ou acceptent de publier leurs critiques défavorables à l’abri du regard de Rotten Tomatoes (dans des infolettres, par exemple) à la demande de relationnistes. Ce qui, forcément, change la donne… et le fameux score du film sur la plateforme.

Ces critiques n’ont pas davantage d’éthique que les anciens membres de l’Hollywood Foreign Press Association, l’organisme controversé qui remet les prix Golden Globes.

Ils ne seraient qu’une poignée, semble-t-il, mais assez nombreux pour nuire à la crédibilité d’une profession dont la réputation est déjà mise à mal.

Aussi, certains studios se dépêchent de montrer leur film à un public trié sur le volet et conquis d’avance – des mordus de films de superhéros qui tiennent des blogues spécialisés, par exemple – dans l’espoir de rapidement faire grimper sa cote sur Rotten Tomatoes avant qu’il prenne l’affiche. Une façon comme une autre d’encourager la vente de billets et d’influencer le public à confondre un film moyen avec un chef-d’œuvre potentiel.

Rotten Tomatoes se défend de participer de quelconque façon à ces méthodes de duperie. Il reste que l’entreprise accepte de publier la cote de fraîcheur d’un film après avoir recensé seulement cinq critiques, peu importe lesquelles. Du vénérable Richard Brody du New Yorker comme de Ricky Brodeur (nom fictif), payé 50 $ la critique par un relationniste pour dire du bien d’un film, en direct de son sous-sol à Poughkeepsie. Ce qui n’est pas sans conséquence sur la distribution d’un film ou sur sa carrière en festival.

Selon le New York Magazine, les 1000 nouveaux critiques que Rotten Tomatoes a ajoutés à ses 2500 membres accrédités depuis cinq ans, avec l’intention de diversifier les voix qu’elle amplifie (la vaste majorité des critiques qu’elle recense provient d’hommes blancs), semblent offrir un tableau plus complaisant envers les films hollywoodiens, au détriment de films dits plus exigeants. Les notes accordées aux films ont du reste grimpé d’une moyenne d’environ 50 % en 2016 à 60 % en 2021. Si la tendance se maintient, d’ici 20 ans, plus aucun film ne sera considéré comme pourri.

C’est Fiston qui a raison. Les chiffres sont trompeurs. Surtout lorsqu’ils sont arrangés avec le gars des vues. Pour connaître le véritable avis de critiques honnêtes, intègres et crédibles, le mieux reste encore de lire leurs articles.