C’est une histoire qui se passe de nouveau en Floride. Une histoire qui témoigne encore une fois de la menace à la liberté universitaire que pose le wo… Mais non, je vous tire la pipe. Les « maudits wokes » n’ont rien à voir dans cette histoire.

Dans l’État du Stop Woke Act, qui interdit notamment depuis l’an dernier tout enseignement provoquant chez un élève un sentiment de honte ou de culpabilité lié à l’histoire de la ségrégation, une mère a refusé que sa fille de 8 ans voie en classe le film Ruby Bridges, à propos de la première fillette afro-américaine à intégrer l’école primaire blanche de son quartier de La Nouvelle-Orléans, en 1960.

Dans une plainte déposée le mois dernier au conseil des écoles du comté de Pinellas, Emily Conklyn a dit craindre que ce film produit par Disney en 1998 et réalisé par la cinéaste d’origine martiniquaise Euzhan Palcy (A Dry White Season) ne montre à des enfants de deuxième année « à devenir racistes » en leur donnant l’impression que les Blancs détestent les Noirs.

Sa plainte a fait boule de neige. Deux autres familles ont aussi refusé que leurs enfants voient Ruby Bridges, qui a été interdit de projection la semaine dernière en attente d’une réunion du conseil scolaire tenue lundi soir.

Ruby Bridges, offert sur la plateforme Disney+, dénonce l’ignorance de parents blancs qui refusent que leurs enfants fréquentent la même école qu’une nouvelle élève noire. La petite Ruby, 6 ans, arrive en classe tous les jours sous escorte policière, pendant que des dizaines de parents, enfants et manifestants brandissant des drapeaux confédérés lui lancent des tomates, lui crachent dessus, la menacent de mort et la traitent de tous les noms, dont quelques-uns commencent par la lettre N.

C’est ce qui, ironiquement, semble avoir choqué Emily Conklyn et d’autres parents floridiens. Ils ont à leur tour interdit à leurs enfants de fréquenter l’école pour éviter que cette histoire leur soit racontée. D’un coup que leurs petits lapins auraient honte du racisme éhonté de la génération de leurs grands-parents… Et ce sont les conservateurs qui, sans rire, reprochent généralement aux progressistes de « réécrire l’histoire ».

L’histoire de Ruby Bridges, jeune élève douée devenue le symbole de la déségrégation des écoles américaines – et de sa violente contestation –, a été immortalisée par un célèbre tableau de Norman Rockwell, The Problem We All Live With. C’est une histoire incontournable, indissociable de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, au même titre que celle de Rosa Parks. Et un rappel que le suprémacisme blanc, en pleine recrudescence, est loin d’être de l’histoire ancienne.

PHOTO NATHAN HOWARD, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Ruby Bridges

Ce n’est pas étonnant que le film d’Euzhan Palcy ait été intégré au cursus scolaire de bon nombre d’écoles américaines depuis 25 ans, dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs. Ruby Bridges, qui a aujourd’hui 68 ans, est devenue non seulement une icône, mais aussi une militante des droits civiques.

Ce n’est pas non plus étonnant, à cette époque où certains ne font pas la distinction entre la discrimination raciale et le désagrément causé par la perte de leurs privilèges, que des parents zélés tentent d’interdire l’enseignement d’un film sur la ségrégation raciale.

Ruby Bridges n’est pas un grand film. C’est un téléfilm familial à thèse, efficace, typique des productions de Disney d’avant le virage Marvel, qui a rallié 10 millions de téléspectateurs lors de sa première diffusion sur la chaîne ABC. Sur la plateforme Disney+, Le combat de Ruby Bridges (le titre de la version française) est présenté avec une cote PG, c’est-à-dire qui convient aux enfants sous la « supervision suggérée » d’un adulte.

Ce qui convient aux enfants des uns ne semble pas convenir aux enfants des autres. C’est ce qui explique les plus récentes tentatives de censure d’œuvres artistiques par des parents en Floride, où l’image du David de Michel-Ange a suscité bien des émois le mois dernier.

En plus du Stop Woke Act, le gouverneur de la Floride Ron DeSantis a donné l’an dernier son aval à d’autres lois, notamment celle surnommée « Don’t Say Gay », qui restreignent l’enseignement au primaire de sujets qui dérangent des parents conservateurs, comme l’orientation sexuelle et l’identité de genre.

DeSantis, pressenti comme candidat à l’investiture républicaine en prévision de la prochaine élection présidentielle américaine, s’est aussitôt attaqué à ses détracteurs. Il a accusé Disney, qui a dénoncé ces mesures réactionnaires, d’endoctriner les enfants avec des thèses de la communauté LGBTQ+. Disney, dans la foulée, a perdu le statut spécial dont bénéficiait Disney World depuis 60 ans à Orlando.

Lundi, le président de Disney, Robert Iger, a accusé le gouverneur DeSantis de mépriser la liberté d’expression, tout en faisant un parallèle entre les prises de position de son entreprise et celles d’entreprises en faveur de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, dans les années 1960.

« Le gouverneur DeSantis, probable candidat en 2024, est la tête de pont d’une attaque féroce contre l’HISTOIRE, qu’il souhaite effacer », a écrit (en français) lundi soir sur Twitter Euzhan Palcy, qui a remporté un Oscar l’an dernier pour l’ensemble de sa carrière. La cinéaste, première femme noire à avoir réalisé un film pour un grand studio hollywoodien, a coproduit Ruby Bridges, scénarisé par l’Afro-Américaine Toni Ann Johnson.

Quelques heures plus tard, le conseil des écoles du comté de Pinellas a décidé à l’unanimité que Ruby Bridges pourrait continuer à être présenté à ses élèves de deuxième année. Mais pour cette histoire qui finit bien, combien finissent mal ?

On fait grand cas, dans les médias, de censure d’œuvres par des militants « wokes » ces dernières années. Assez pour laisser croire à plusieurs qu’il y a autant de dérapages en cette matière à gauche qu’à droite. C’est faux.

L’Association des bibliothèques américaines a récemment dévoilé qu’il y avait eu un nombre record de tentatives de mises à l’index de livres aux États-Unis en 2022. L’Association a enregistré quelque 1200 demandes de censure touchant plus de 2500 livres l’an dernier dans les bibliothèques municipales et scolaires des États-Unis. En 2021, 1858 livres avaient été visés et en 2019, 566 ouvrages.

La vaste majorité des demandes de censure visent des livres à thématique raciale ou LGBTQ+ et proviennent de groupes de droite, selon l’Association. Des groupes tels Moms for Liberty, une organisation de mères conservatrices qui veulent décider ce qui est acceptable d’être enseigné à leurs enfants. Comme en 1960 à La Nouvelle-Orléans…