Au travers des critiques acerbes habituelles pour qui Spielberg tombe sur les nerfs depuis longtemps, j’ai entendu tant de bien de The Fabelmans, la dernière offrande à teneur autobiographique du cinéaste, qu’il me fallait aller le voir au cinéma.

Steven Spielberg fait partie de ces réalisateurs qui me font sortir de chez moi, car je lui dois mon amour du 7art. J’avais 9 ans quand j’ai vu E. T. l’extra-terrestre, et je ne sais combien de fois le cœur a failli me sortir de la poitrine. Encore aujourd’hui, malgré l’âge adulte et des goûts plus pointus, mon cœur palpite quand Elliott et E. T. s’envolent au clair de lune sur la musique de John Williams…

Plusieurs n’ont jamais pardonné à Spielberg d’avoir été pratiquement l’inventeur du blockbuster nouveau genre avec Jaws, à cette époque glorieuse des salles de cinéma où on faisait la queue pendant des semaines pour voir un film.

Accéder à E. T. n’avait pas été facile. Mes parents, mon petit frère et moi avions attendu en file pendant une heure et demie par un temps glacial, pour nous faire fermer la porte au nez à la dernière minute. La séance était complète, il fallait patienter jusqu’à la prochaine, mes parents étaient furieux, mon frère et moi avons fondu en larmes, parce que nos pieds étaient gelés et que nous ne pouvions pas supporter une minute de plus dans cette température.

C’est peut-être pour me venger de cette déception que je suis allée voir E. T. au moins cinq fois pendant les mois où il a été à l’affiche. Vivre des émotions intenses et tout oublier dans une salle obscure était devenu mon activité préférée. Vincent Guzzo doit verser une petite larme en lisant mes souvenirs…

La pandémie, conjuguée à la domination des plateformes et du cinéma maison, a durement frappé la fréquentation des salles de cinéma, ici comme en Europe. Le choc n’en est que plus grand lorsqu’on voit The Fabelmans, dès le début.

Quand Sammy, l’alter ego enfant de Spielberg, voit son premier film au cinéma, The Greatest Show on Earth de Cecil B. DeMille – et sa fameuse séquence d’accident de train –, j’ai vécu un étrange jeu de miroir. Sur l’écran, dans la fiction, la salle est pleine à craquer, tandis que celle où je me trouvais était vide. Nous étions moins de dix spectateurs. Plus absurde encore, quand j’ai acheté les billets, j’avais le privilège de choisir mon siège, alors qu’il n’y avait pratiquement personne. Cerise sur le gâteau, un employé m’a prévenue qu’il y avait un problème de chauffage dans la salle et que si ça m’incommodait, on pouvait me rembourser le billet.

J’ai regardé The Fabelmans jusqu’au bout avec mon manteau d’hiver sur le dos zippé jusqu’au cou, et je n’ai pas demandé à être remboursée. Pour tout dire, j’en suis sortie ravie. Le nez gelé, mais ravie.

Comme on l’a lu un peu partout, The Fabelmans est effectivement une lettre d’amour de Spielberg au 7art et un hommage à ses parents, dans une famille où il était déchiré entre l’esprit scientifique du père et le tempérament artistique de la mère. La combinaison des deux est ce qui fait le cinéma, et le cinéaste rappelle, comme un vrai geek, les appareils et les trucs par lesquels il a dû passer pour développer son art.

PHOTO MERIE WEISMILLER WALLACE, ASSOCIATED PRESS

Gabriel LaBelle dans une scène de The Fabelmans

On a tendance à l’oublier, mais l’un des plus grands bouleversements que nous avons vécus dans les 30 dernières années a été de passer d’un monde mécanique à un monde numérique. La qualité d’image de nos iPhone surpasse de loin celle des caméras vidéo des années 1980, c’est certain.

Si j’avais eu à l’adolescence cette énorme télé intelligente que j’ai aujourd’hui dans mon salon, je ne serais peut-être jamais allée au cinéma. Et malgré tout, même si nous avons vu des films souvent dans des conditions atroces, sur de minuscules téléviseurs et avec des magnétocassettes à la qualité plus que douteuse, nous sommes devenus cinéphiles. Mais ce n’est peut-être pas pour rien que Spielberg a très longtemps refusé que E. T. soit offert dans les clubs vidéo.

Tous ceux qui ont suivi des cours de cinéma dans leur vie se souviendront avec The Fabelmans de la lourdeur technique d’autrefois et des trésors d’invention qu’il fallait déployer. Comme utiliser un panier d’épicerie pour faire des travellings ou percer des trous dans la pellicule afin de faire croire à des coups de feu.

C’est émouvant de regarder le jeune Sammy penché sur sa table de montage, à découper de la pellicule à la mitaine, dans un esprit artisanal qui le force à voir des détails inaperçus à l’œil nu. J’ai ri aux larmes lorsque Sammy se venge de l’intimidation que lui fait subir un camarade de classe, un grand blond un peu crétin qui a l’air d’une caricature de la perfection aryenne selon les nazis, en le magnifiant dans le film de fin d’année de l’école. Le grand tarla est tellement bouleversé de se voir si beau en ce miroir qu’il veut presque étrangler le réalisateur, parce qu’il sait au plus profond de lui-même qu’il n’est pas à la hauteur de cette image.

L’émotion est le carburant du cinéaste, pour qui le plus grand spectacle se passe dans la salle, quand le public réagit à sa création – Spielberg est d’ailleurs le roi du « reaction shot » selon moi. Dans une mise en abyme, on voit Sammy regardant ceux qui regardent ses films, savourant ce frisson collectif impossible à vivre tout seul dans son salon. En ce sens, The Fabelmans nous fait vivre la nostalgie d’une époque où le cinéma était « The Greatest Show on Earth ».