Elle est la seule Québécoise à avoir remporté un Oscar d’interprétation. Elle a été six fois finaliste aux Academy Awards dans la même décennie, dont deux fois en 1930 pour l’Oscar de la meilleure actrice, qu’elle a remporté devant Greta Garbo et Gloria Swanson. En 1938, elle a obtenu le Prix d’interprétation féminine à la Mostra de Venise.

Et pourtant, peu de Québécois se souviennent de Norma Shearer, qui aurait eu 120 ans cette semaine. Elle est née le 10 août 1902 à Montréal. Elle a fréquenté l’école Westmount High, à l’instar de Leonard Cohen. Lorsque son père, propriétaire d’une entreprise de matériaux de construction, à l’angle des rues Shearer et Saint-Patrick, dans Pointe-Saint-Charles, a fait faillite, ses parents se sont séparés et sa mère a décidé de quitter Montréal avec ses filles pour New York. Norma avait 18 ans.

Après avoir fait de la figuration, notamment dans Way Down East de D. W. Griffith (avec sa sœur cadette Athole, première femme du cinéaste Howard Hawks), elle est remarquée par le producteur Irving Thalberg, qui lui offre un contrat à Hollywood. Après la création des studios MGM en 1924, Norma Shearer s’impose comme l’une de ses plus grandes stars.

Cinq ans plus tard, Norma Shearer épouse Irving Thalberg, devenu entre-temps le plus puissant producteur de cinéma de Hollywood alors qu’elle en est elle-même la vedette la plus populaire. Certains la jalousent et la surnomment par dérision la « First Lady » de MGM. Sa grande rivale Joan Crawford aurait même déclaré : « Comment puis-je la concurrencer ? Elle couche avec le patron ! »

Ce n’est pas son mari, mais semble-t-il son frère aîné Douglas Shearer, pionnier de l’enregistrement du son, qui aide le plus la comédienne à négocier le virage de la fin du cinéma muet, en lui apprenant à moduler sa voix. Douglas Shearer, qui est resté à Montréal avec son père après le départ de sa mère, a été finaliste aux Oscars 21 fois et a remporté sept statuettes.

Norma Shearer, à l’affiche de plus de 50 films, fut une vedette à une époque bien particulière d’Hollywood, avant l’imposition du code Hays (1934-1966), un code moral strict qui suggérait fortement aux productions de s’abstenir de critiquer la religion et de montrer à l’écran des scènes de nudité, de consommation d’alcool, voire des relations mixtes ou des baisers trop langoureux.

« C’était une très grande star. Elle était les Rolling Stones alors que Greta Garbo était les Beatles », m’a déjà expliqué Mick LaSalle, critique au San Francisco Chronicle, dont l’essai Complicated Women, sur les actrices hollywoodiennes du début des années 1930, porte essentiellement sur Norma Shearer.

Les censeurs trouvaient Norma Shearer plus subversive que Marlene Dietrich. Elle incarnait souvent la « femme moderne », rebelle, sexy et non conventionnelle. Elle choisissait des rôles complexes du point de vue de la moralité et des mœurs sexuelles, malgré les réserves de son mari.

Irving Thalberg, peut-être pour la décourager, lui aurait dit qu’elle n’avait pas assez de sex-appeal pour le rôle principal de The Divorcee de Robert Z. Leonard, qu’il voulait offrir à Joan Crawford. Il a fallu qu’elle embauche à son insu un photographe et qu’il fasse des photos osées d’elle pour le convaincre.

Dans The Divorcee, son personnage de Jerry se rend compte que son mari la trompe, après trois ans de mariage. Elle le trompe à son tour avec son meilleur ami. « I’ve balanced our accounts », lui dit-elle. Il ne le prend pas et réclame le divorce. Alors elle multiplie les conquêtes en dénonçant ces deux poids, deux mesures.

Le film, très populaire et étonnamment moderne et féministe pour l’époque, a valu l’Oscar de la meilleure actrice à Norma Shearer (elle était aussi en lice pour Their Own Desire). Elle avait réussi à rallier la critique tout en rendant acceptable qu’une femme ait des relations sexuelles hors mariage au cinéma, sans perdre la sympathie du public.

Au sommet de sa carrière, Norma Shearer gagnait plus de 300 000 $ US par année. Mais après la mort subite de son mari d’une crise cardiaque en 1936, à l’âge de 37 ans, avec deux enfants à charge, elle songe à abandonner le métier et refuse même le rôle de Scarlett O’Hara dans Gone with the Wind, pour lequel Vivien Leigh recevra un Oscar.

Elle obtient deux autres citations aux Academy Awards, pour Romeo and Juliette et Marie Antoinette, mégaproduction de 2,5 millions qui lui vaut en 1938 le Prix d’interprétation à la Mostra de Venise (elle est meilleure que le film, une boursouflure kitsch).

Norma Shearer prend sa retraite à seulement 40 ans. Atteinte d’alzheimer, elle meurt le 12 juin 1983, d’une pneumonie, à Los Angeles. Plus ou moins dans l’oubli, du moins dans son Québec natal. Et si elle s’était appelée Normande Charron, s’en souviendrait-on davantage ? Je parie que oui.