Le film Lignes de fuite va bientôt arriver sur nos écrans. Il serait dommage qu’on le présente comme Le déclin de l’empire américain des Y. Comme il serait dommage qu’il soit vu comme un « film générationnel ».

Le film Lignes de fuite va bientôt arriver sur nos écrans. Il serait dommage qu’on le présente comme Le déclin de l’empire américain des Y. Comme il serait dommage qu’il soit vu comme un « film générationnel ».

Je vous dis cela car avec notre manie de mettre des étiquettes Sunkist sur tout ce qui bouge, je crains que certains aient du mal à définir l’œuvre du trio de créateurs formé de Catherine Chabot, Miryam Bouchard et Émile Gaudreault (qui en toute transparence est un ami).

J’avais adoré la pièce créée en 2019 au Théâtre d’Aujourd’hui. L’adaptation qu’on a faite pour le cinéma est tout à fait réussie. Ce qui est évoqué au théâtre est montré à l’écran.

On suit les six personnages au vernissage, au bar à karaoké ou à la pharmacie. Quant au huis clos qui fait couler l’alcool et délier les langues, il donne lieu à un moment où tous les éléments (texte, jeu, réalisation) contribuent à nous clouer sur notre siège pendant 45 minutes.

Il y avait longtemps que je n’avais pas été aussi bien secoué au cinéma.

Mais la question demeure : le fait que les six personnages sont tous dans la trentaine fait-il de cette œuvre un film sur la génération Y pour autant ?

Pas une miette.

Depuis la montée du concept de la jeunesse dans les années 1950 et 1960, nous avons tendance à croire que parce que des œuvres romanesques ou cinématographiques rassemblent des personnages émanant d’un même groupe d’âge, celles-ci sont le reflet monolithique d’une génération.

C’est comme cela qu’on a tenté et qu’on tente encore de voir Rebel Without a Cause, The Graduate, The Big Chill, The Breakfast Club, Thirtysomething, Le déclin de l’empire américain, Kids, Friends, Comment je me suis disputé... (Ma vie sexuelle), Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau et tant d’autres films et séries télévisées.

Mais affirmer que la réunion de quelques personnages qui échangent autour d’une bouteille de Southern Comfort ou d’un joint réussit à brosser le tableau d’une génération tout entière revient à dire qu’un casseau de fraises de l’île d’Orléans symbolise la récolte saisonnière de tous les petits fruits du Québec.

Ce que nous dit chacun des personnages de Lignes de fuite a une portée qui transcende la cage dans laquelle on voudrait les enfermer. C’est la force de ce film. Moi qui, comme dirait Dalida, ai deux fois leur âge, je me suis totalement retrouvé dans leurs appréhensions, leurs critiques de la société, leur insouciance, leur rage, leurs blessures, leur désarroi et leurs nombreuses contradictions.

On se rend compte que nous portons tous en nous une part de ces personnages. Je suis comme celle qui, dans son confort, est parfois socialiste, parfois capitaliste, je suis le créateur rêveur, je suis le « philosophe » qui réfléchit aux choses graves de la vie, je suis cette chroniqueuse baveuse qui balance des choses énormes et qui doit payer pour cela, je suis ce gars franchement ordinaire qui a le bonheur facile, je suis comme celle qui s’inquiète de l’avenir de la planète et qui se demande comment vont vivre les enfants qui naissent en ce moment.

Comme ces personnages, je suis celui qui veut améliorer le sort de la planète et qui se sent coupable de faire uniquement de petits gestes quotidiens, celui qui parle parfois pour ne rien dire et qui aime déconner, celui qui marche, qui prend l’autobus et le métro, mais qui roule aussi en voiture, celui qui aime les musées, mais qui n’hésite pas à ridiculiser une œuvre insondable, celui qui est fier de sa culture, mais qui déteste l’isolement qui accompagne notre nationalisme.

Les films générationnels n’existent pas. Ils le deviennent dans le regard de ceux qui ont besoin de repères. Un boomer, un macramé, un disco, un punk, un new wave, un emo, un hipster, un X, un Y, un Z… C’est tellement rassurant de savoir à qui on a affaire.

Mais au-delà de ces formules de marketing, on se rend compte que de génération en génération, on veut tous la même chose : prendre sa place. Dans les yeux des créateurs, cela passe souvent par des scènes où la désillusion est exprimée, par des huis clos étouffants qui convergent vers une séance de « m’a enfin te dire ce que je pense de toi », manière Who’s Afraid of Virginia Woolf ?

On veut prendre notre place, on veut exister, on veut dire qu’on existe, comme l’ont fait récemment les jeunes comédiens un soir de première au TNM. Et comme l’ont fait (de façon plus constructive) les comédiens du Grand Cirque ordinaire il y a 50 ans.

C’est ce qu’il y a de beau et de touchant dans l’être humain. Sans cette capacité de s’indigner et de crier son désarroi, il n’est qu’un animal comme tous les autres.

C’est cela que les personnages de Lignes de fuite nous procurent. Avec eux, pendant 1 h 30 min, on se sent vivant. Moins seul. Et sans âge.

Tout à coup, on n’appartient plus à un satané groupe.

Comme aurait pu dire le personnage d’Olivia, cette anglophone de la Colombie-Britannique qui, durant une scène percutante, varlope solidement le Québec : « Ah pis, f… les générations ! »

Lignes de fuite, à compter du 6 juillet