(Cannes) Dans Les années, la grande écrivaine française Annie Ernaux publiait en 2008 sous la forme d’une autobiographie magistrale, à la fois intime et collective, l’œuvre-somme d’une vie. Sa première incursion au cinéma, Les années Super 8, documentaire qu’elle a coréalisé avec son fils David, poursuit dans la même veine en se concentrant sur les années 1970.

Présenté lundi en première mondiale à la Quinzaine des réalisateurs en présence de l’autrice de 81 ans, le film raconte dans ses mots la décennie la plus bouleversante de son parcours personnel et professionnel, ainsi qu’en filigrane, les bouleversements de la géopolitique mondiale.

PHOTO FOURNIE PAR LES FILMS PELLEAS

Les années Super 8

De plusieurs bobines de films tournés en Super 8 entre 1972 et 1981 par son ex-mari, aujourd’hui décédé, elle a tiré un long métrage retraçant les débuts de son émancipation et de sa prise de liberté, marqués par la publication de son premier roman, Les armoires vides, en 1974.

Un livre qu’elle a écrit « en secret » de son mari – qu’elle nomme Philippe Ernaux dans le film, sans jamais dire seulement son prénom – et qui a été publié chez Gallimard alors qu’elle avait 33 ans.

« J’étais une femme taraudée par la nécessité d’écrire », dit-elle dans le film, dont elle assure à la fois le texte et la narration. « Un livre ne change pas la vie, ajoute-t-elle. Pas comme on l’espère ou le croit. »

Cette icône du féminisme, dont plusieurs romans ont été adaptés au grand écran – le mémorable L’évènement, qui raconte l’avortement clandestin qu’elle a subi à 24 ans, a valu l’an dernier le Lion d’or à Venise à la réalisatrice Audrey Diwan –, n’avait jamais souhaité faire du cinéma.

« L’idée n’est pas venue de moi au départ, mais de mon fils », a-t-elle expliqué au public au terme de la représentation. Ou plus précisément de ses petits-fils, précise David Ernaux-Briot, qui voulaient en savoir davantage sur leurs grands-parents et dont la curiosité a été piquée en apprenant l’existence de ces bobines plus ou moins abandonnées dans un placard.

Les années Super 8 est un « fragment d’autobiographie familiale », dit Annie Ernaux, à un moment déterminant dans sa vie. C’est le film d’une féministe de gauche qui commente une tranche de vie tumultueuse, celle d’une rupture à venir et de la fin progressive de sa domestication. Elle était « la nourricière », dit-elle, et elle avait grand-soif de liberté et d’égalité.

On ne le devine pas en voyant ces images d’une femme souriante à la maison et en voyage. Mais derrière l’image projetée, il y a de la mélancolie, de la tristesse, de la frustration.

« L’image peut donner une impression de joie », a expliqué Annie Ernaux aux spectateurs réunis au Théâtre Croisette. « Ces films ne peuvent jamais transmettre l’intériorité des participants. »

Son journal de l’époque ne racontait pas la même histoire. Elle s’y est replongée et en a tiré un texte. « Il fallait des mots pour donner un sens à ces images muettes », dit-elle. Son récit est chronologique. Il y est question de sa vie de famille à Annecy, dans les Alpes – dont elle n’aimait pas, au départ, « le printemps brutal et fugitif » –, puis à Cergy-Pontoise, en banlieue parisienne.

Les images filmées par Philippe Ernaux rendent compte des voyages faits en famille, à cette époque de démocratisation du tourisme. À commencer par un séjour marquant au Chili, pays sous Allende d’un idéal progressiste, tel que perçu par la gauche française, et qui n’existait plus, un an plus tard, après la prise du pouvoir de Pinochet. Puis il y a la Corse, l’Espagne, juste après la mort de Franco.

C’est bientôt la fin de son couple, en pleine tourmente après la publication en 1980 de son roman La femme gelée, où il est question de son mariage. « Je suis de trop dans sa vie », note-t-elle dans son journal, après 17 ans de vie commune.

Sur les images filmées à l’occasion d’un dernier voyage familial au Portugal, en 1981, plus personne ne sourit. Le contraste est saisissant, remarque Annie Ernaux, avec « toutes les espérances » de la présidence du socialiste François Mitterand. La même année, un voyage éclair de quatre jours à Moscou est le dernier à être filmé. Son ex-mari est parti avec la caméra. Elle a eu la garde de ses deux fils et des bobines de film, oubliées pendant près de 40 ans.

Il a fallu, dit-elle, que ses fils deviennent à leur tour des pères pour que ces images soient revisitées et donnent ce film intime et subtil, qui dévoile un autre pan de l’œuvre autobiographique d’Annie Ernaux. En espérant qu’il puisse être vu au Québec un jour. Le plus récent roman de la lauréate du prix Renaudot 1984 (pour La Place), Le jeune homme, à propos de sa liaison avec un homme de 30 ans son cadet dans les années 1990, vient par ailleurs de paraître chez Gallimard.