Il y a 20 ans, le film a eu l’effet d’une bombe. « C’était un jour comme les autres. Le laitier livra le lait, les gens se rendirent au travail, et le président des États-Unis bombarda un autre pays asiatique dont il ne pouvait prononcer le nom… »

Les premières phrases de Bowling for Columbine sont à l’image de l’œuvre phare du documentariste Michael Moore, qui célèbre son 20e anniversaire. Ce pamphlet caustique aussi troublant que comique sur l’obsession des Américains pour les armes a remporté en mai 2002 le Prix du 55anniversaire du Festival de Cannes.

Quelques mois plus tard, il était auréolé du César du meilleur film étranger ainsi que de l’Oscar du meilleur documentaire (devant notamment le documentaire animalier Le peuple migrateur, du regretté comédien et réalisateur français Jacques Perrin). À ce jour, Michael Moore n’a jamais frappé autant dans le mille.

Qu’est-ce qui peut bien expliquer la culture de violence aux États-Unis ? demande-t-il dans ce film qui n’a pas pris une ride.

En moyenne, au début des années 2000, 12 000 personnes par année étaient tuées par balle aux États-Unis. En 2021, le nombre d’homicides avec une arme à feu avait grimpé à 38 000… Assez pour se demander si Michael Moore ne devrait pas tourner la suite de son film.

Il y a 20 ans, Moore cherchait à savoir pourquoi, ailleurs en Occident, les statistiques comparables étaient beaucoup moins alarmantes. Au tournant du millénaire, il y avait seulement 39 morts par balle en moyenne par an au Japon, 68 homicides du même type en Grande-Bretagne et 165 au Canada, où l’on comptait tout de même 7 millions d’armes pour environ 30 millions de personnes, selon le cinéaste.

Le titre de son film fait bien sûr référence au massacre de 12 élèves et d’un enseignant en 1999, à l’école secondaire Columbine à Littleton, au Colorado. Deux adolescents munis d’armes automatiques légales aux États-Unis et de munitions achetées au Kmart du coin ont tiré à vue sur leurs camarades de classe, après être allés jouer au bowling dans un cours d’éducation physique et avant de retourner leurs armes contre eux. Vingt ans plus tard, on constate à quel point ce genre de tuerie est devenu depuis presque banal, aux États-Unis.

Bowling for Columbine ne s’intéresse pas qu’à la fusillade de Littleton, où se trouve par ailleurs une usine de Lockheed Martin, le plus grand fabricant d’armes au monde (que Michael Moore va bien sûr visiter). La peur nourrie par George W. Bush après le 11-Septembre, estime le réalisateur, a fait bondir les ventes des géants de l’armement, qui sont pour la plupart américains.

Le documentariste va à la rencontre de membres d’une milice du Michigan, son État d’origine, avec laquelle s’est entraîné Timothy McVeigh, le fameux terroriste responsable de l’explosion d’Oklahoma City en 1995.

Revoir aujourd’hui ces miliciens conspirationnistes armés jusqu’aux dents, dans le contexte des théories du complot qui ont marqué la pandémie, donne froid dans le dos.

Depuis Roger & Me (1989), portrait âpre de sa ville natale de Flint qu’il a réalisé à 35 ans, Michael Moore, militant de gauche à la silhouette bourrue, toujours vêtu d’une chemise à carreaux, de jeans et d’une casquette de baseball, s’est attaqué au capitalisme sous toutes ses formes dans ses films (Sicko, Capitalism : A Love Story, Where To Invade Next).

Ce pacifiste convaincu, redresseur de torts redoutable, n’a jamais fait dans la dentelle. Même s’il le fait avec un humour irrésistible, il livre sa vision toute manichéenne du monde. Pamphlétaire et polémiste, le trublion tourne parfois les coins ronds. Bowling for Columbine n’y fait pas exception. L’image idyllique qu’il donne des Canadiens – qui ne verrouillent jamais leur porte, même à Toronto – ne correspond pas tout à fait à la réalité.

Il y a 20 ans, il s’est attiré les foudres de la droite conservatrice, qui l’accusait d’être un traître à la nation, un empêcheur de tourner en rond antipatriotique, injustement critique envers le président Bush fils pendant l’invasion de l’Irak.

« Nous vivons à une époque où nous avons des résultats fictifs d’élections qui font élire un président fictif. Nous vivons à une époque où un homme nous envoie en guerre pour des raisons fictives », avait-il déclaré en recevant son Oscar du meilleur documentaire pour Bowling for Columbine. « Honte à vous, monsieur Bush ! Honte à vous ! », avait-il ajouté, virulent, provoquant des applaudissements mais aussi des huées. Heureusement que personne n’a eu l’idée d’aller le gifler…

CAPTATION DU FILM

Une scène du documentaire Bowling for Columbine, de Michael Moore

Bowling for Columbine était à l’époque le documentaire le plus populaire de l’histoire à concourir pour un Oscar. En 2004, après avoir remporté la Palme d’or à Cannes, Fahrenheit 9/11 – dans lequel Michael Moore taillait le gouvernement américain en pièces avec encore moins de subtilité – devenait le documentaire le plus rentable de l’histoire des États-Unis, avec des recettes nord-américaines de 120 millions US.

Un succès qui n’a fait que galvaniser les détracteurs de cette icône de la gauche populiste, ce working-class hero sans diplôme universitaire, ce justicier sans masque devenu le poil à gratter de l’establishment américain.

La méthode Moore est bien sûr contestable. Le plus célèbre des documentaristes n’évite pas les raccourcis ni la caricature à outrance. Il ne présente en général qu’un côté de la médaille, c’est-à-dire une vision étriquée de la réalité – celle qui sert le mieux son propos –, dans le but avoué de susciter l’indignation. C’est vrai de la plupart de ses films, en particulier ceux réalisés depuis Fahrenheit 9/11.

Le montage de Bowling for Columbine, fait de contrastes et d’effets comiques, reste 20 ans plus tard un tour de force. La signature Michael Moore n’a jamais été aussi efficace. Sa narration ironique, le cran de ses entrevues, sa manière de faire vibrer la corde sensible.

Il y a des moments d’anthologie dans ce documentaire. Le montage d’images d’archives violentes de l’ingérence américaine ayant mené à l’installation de régimes tyranniques en Amérique du Sud et au Moyen-Orient, sur la musique What a Wonderful World de Louis Armstrong. Le court métrage d’animation sur l’histoire du rapport maniaque aux armes des Américains, par les créateurs de South Park, originaires de Littleton.

Et bien sûr l’entrevue avortée de Michael Moore avec le porte-parole du lobby des armes et comédien Charlton Heston. « From my cold, dead hands », dit fièrement l’interprète de Ben-Hur aux militants de la National Rifle Association (NRA) réunis à Denver, au Colorado, dix jours seulement après la tragédie de Columbine. Association dont l’un des credo est « I’ll give you my gun when you pry it from my cold, dead hands » (Je vous donnerai mon arme lorsque vous l’aurez arrachée de mes mains froides et mortes, soit : il faudra me passer sur le corps).

Ne serait-ce que pour les images de Charlton Heston qui quitte subitement l’entrevue, vexé d’être pris en flagrant délit de propos racistes par Michael Moore, il faut revoir Bowling for Columbine. Un documentaire qui, 20 ans plus tard, n’a rien perdu de sa force de frappe.