Patrice Laliberté et Guillaume Laurin se sont rencontrés dans un club vidéo à Mirabel, où ils travaillaient au début de l’âge adulte. Les deux cinéphiles ont aussitôt fraternisé, et se sont mis à rêver à voix haute de projets qu’ils aimeraient réaliser.

Il y a dix ans, alors que Guillaume Laurin était toujours élève en théâtre au cégep Lionel-Groulx, les deux artistes originaires de Blainville ont fondé avec Julie Groleau Couronne Nord, une compagnie de production multidisciplinaire qui a chapeauté depuis non seulement leurs projets de courts et de longs métrages, mais aussi ceux de leurs collaborateurs.

Leur première production fut… une ambitieuse pièce de théâtre, Détruire, nous allons, de Philippe Boutin, présentée sur un terrain de football avec 34 comédiens dans le cadre de l’OFFTA, sous le parrainage de Dave St-Pierre. Et leur premier long métrage, Jusqu’au déclin, le premier produit au Québec pour la plateforme Netflix, a été vu depuis le début de la pandémie, au printemps 2020, par 31 millions de spectateurs, un peu partout dans le monde. Un exploit pour un film québécois réalisé par un inconnu (Laliberté), campé l’hiver dans une retraite de survivalistes.

Le plus récent long métrage de Couronne Nord, Très belle journée, film intimiste sur la solitude et l’aliénation qui prendra l’affiche le 6 mai, a ceci de particulier qu’il a été réalisé entièrement avec un téléphone cellulaire par Patrice Laliberté. Il met en vedette Guillaume Laurin dans le rôle d’un coursier à vélo qui livre dans des endroits incongrus des colis plutôt suspects, pour le compte d’un patron (Marc Beaupré) assez louche.

Jérémie (Laurin) est aussi un conspirationniste convaincu de vivre dans une réalité parallèle, façon Matrix, depuis la fin du monde annoncée en 2012 par les Mayas. Entre deux livraisons, il enregistre un balado sur ses théories farfelues. Jusqu’au jour où sa routine est chamboulée par une influenceuse populaire (Sarah-Jeanne Labrosse) devenue sa voisine de palier, qui nourrit chez lui une nouvelle obsession virtuelle.

Le scénario de Très belle journée, signé Laliberté, Laurin, Nicolas Krief et Geneviève Beaupré, a plus ou moins été improvisé à partir de canevas et a notamment été inspiré par des expériences vécues par Guillaume Laurin. Plus jeune et désargenté, il a travaillé comme « valet » pour une organisation obscure – « J’allais chercher mes payes dans un fond de sous-sol », dit-il en riant – et a eu comme voisines deux instagrammeuses.

Ils essuyaient les refus des institutions depuis deux ans, avec Jusqu’au déclin, lorsque Laliberté et Laurin ont eu l’idée, en 2018, de produire eux-mêmes un film inspiré par la manière de faire de Gaspar Noé et ses ébauches de scénarios (pour Irréversible, notamment).

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Guillaume Laurin et Patrice Laliberté

« On a enlevé l’écrit du cinéma et on est entrés directement dans l’action », m’explique Patrice Laliberté, rencontré sur la terrasse d’un café de La Petite-Patrie. « Pour pratiquer l’écriture de plateau, qui est rare au théâtre, et encore plus au cinéma », ajoute Guillaume Laurin.

L’idée de tourner avec un téléphone cellulaire (un Google Pixel 2) s’est rapidement imposée.

On était dans l’urgence. On s’est dit qu’on serait niaiseux de s’ambitionner à tourner ça autrement. Après, il a fallu scénariser en pensant à cette urgence et à cette contrainte technique. Ça a nourri la scénarisation.

Patrice Laliberté

Aussi, la prémisse du scénario s’est arrimée naturellement à cette technologie, constamment à portée de main du protagoniste. « C’était intéressant que l’outil formellement parle avec le scénario », dit Guillaume Laurin. Le personnage énigmatique qu’il incarne – et qui est de pratiquement tous les plans – a des réflexes de stalker sociopathe sur les réseaux sociaux.

PHOTO CHRISTOPHE DALPÉ, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Guillaume Laurin dans Très belle journée

À certains égards, ce Jérémie rappelle le personnage interprété par Joaquin Phoenix dans You Were Never Really Here, film néo-noir de Lynne Ramsay, ou encore le fameux Travis Bickle de Taxi Driver de Martin Scorsese. « C’est une interpolation de Taxi Driver, explique Patrice Laliberté. On est revenus au matériel de base de ce film que j’ai étudié de bord en bord et de tous les côtés. »

Le scénario a pu être modifié au gré des aléas d’un tournage compliqué, qui a été interrompu par la bonne nouvelle du financement de Jusqu’au déclin. « On avait fini de tourner le premier bloc et est arrivée l’offre de Netflix. On a tout mis sur pause et on s’est revus pour terminer le film après Jusqu’au déclin », raconte Laurin. « Et puis il y a eu la pandémie », rappelle Laliberté, ce qui explique que le film n’a été achevé qu’en 2021.

Tourner avec un téléphone intelligent, c’est avoir la possibilité, non seulement de reprendre des scènes à deux ans d’intervalle sans engager trop de coûts, mais aussi d’arriver sans s’annoncer sur des lieux de tournage, à équipe réduite.

Laurin et Laliberté ont par exemple tourné dans le métro de Montréal sans demander de permission. « Si on demande les permissions, on ne nous les donnera jamais, donc on est mieux de prendre la permission directement ! Le scénario a été construit avec cette force-là », explique le réalisateur. Il y a des séquences saisissantes dans Très belle journée où Guillaume Laurin se faufile à vélo entre des voitures et des autobus. Patrice Laliberté le suivait à la trace, à vélo lui aussi, une main sur le guidon et l’autre tenant son cellulaire…

« C’est la section Jackass du film ! », dit Laurin, qui vient de l’univers du skateboard (comme son personnage de la websérie Fourchette). « Une chance qu’on n’a pas eu l’argent au départ ! admet Laliberté. Parce qu’on n’aurait pas pu faire tout ça. Une fois que tu as l’argent, il faut aller voir les assureurs, et c’est un non catégorique ! »

Sans être filmé à la va-comme-je-te-pousse, Très belle journée a un côté punk ou DIY (Do It Yourself) pleinement assumé. Laurin, aime rappeler Laliberté, était à la fois comédien, scénariste, producteur, costumier, accessoiriste, maquilleur et coiffeur sur ce tournage.

Guillaume Laurin, qui sera de la distribution du Plongeur, de Francis Leclerc, d’après le roman à succès de Stéphane Larue, prépare pour l’an prochain, chez Duceppe, l’adaptation théâtrale de la BD de Samuel Cantin Whitehorse. Il travaille aussi avec Patrice Laliberté sur le scénario adapté du roman à succès de Paul Serge Forest Tout est ori. Un film plus ambitieux sur le plan formel qu’ils espèrent pouvoir produire grâce à l’aide des institutions (SODEC et Téléfilm Canada).

Le duo ne s’empêchera pas pour autant de réaliser d’autres films avec un téléphone cellulaire (comme l’a fait par exemple Steven Soderbergh avec Unsane).

Surtout s’il faut patienter des années dans les dédales bureaucratiques du financement public avant d’avoir le feu vert pour ses projets.

« Ce sont des films plus intimistes, précise Patrice Laliberté. Je ne ferais pas un gros film avec un cellulaire. C’est un autre rapport à la posture de cinéaste. On est beaucoup plus dans l’action, investi. C’est une mobilité qu’on n’a pas avec une équipe de 70 personnes. »

Le cinéaste, qui a fait ses classes dans le mouvement KINO et avec des courts métrages présentés dans des festivals, n’avait surtout pas envie que son film ne soit pas vu en salle (il sera présenté dans 13 salles, dès vendredi prochain). Il a beau, comme Guillaume Laurin, avoir fait son éducation cinématographique grâce au club vidéo et à la vidéo sur demande, l’importance de la salle de cinéma n’a jamais semblé plus grande pour lui.

« Je n’aurais pas dit la même chose avant, mais mon discours a changé en deux ans, dit-il. Voir des gens, les entendre rire, ce n’est pas du tout le même rapport. Après la pandémie, je trouve que la salle, c’est essentiel. »

Très belle journée sera présenté au cinéma dès le vendredi 6 mai.