Dallas Buyers Club, du regretté Jean-Marc Vallée, est devenu, en 2014, le premier film réalisé par un Québécois à concourir pour l’Oscar du meilleur film. C’est un exploit en soi.

Grâce à l’histoire de Ron Woodroof, cowboy texan atteint du sida, Jean-Marc Vallée a été accueilli, au même moment que son ami Denis Villeneuve, dans le cercle sélect des cinéastes étrangers qui comptent à Hollywood. Il a réussi la transition, contrairement à bien d’autres, sans sacrifier sa signature : cette façon si habile de manier les ellipses, les flashbacks et les non-dits dans une mise en scène à la fois subtile et crue.

Certains réalisateurs ont le don de mettre les acteurs en valeur. Jean-Marc Vallée était de ceux-là. Ses comédiens étaient ses muses. Marc-André Grondin dans C.R.A.Z.Y., Vanessa Paradis dans Café de Flore, Reese Witherspoon dans Wild, Nicole Kidman dans Big Little Lies. Et bien sûr, Jared Leto et Matthew McConaughey, tous deux auréolés d’un Oscar grâce à Dallas Buyers Club.

Le succès inespéré de ce film que personne ne voulait financer à Hollywood – et que McConaughey a tenu à bout de bras pendant des années – doit énormément à la vision que lui a insufflée Jean-Marc Vallée.

« Personne ne voulait faire ce film, mais on l’a fait en réunissant une équipe du tonnerre », a déclaré McConaughey en recevant le Golden Globe du meilleur acteur dramatique et en saluant le travail du réalisateur québécois.

Le cinéaste de C.R.A.Z.Y. et de Café de Flore avait fait des miracles avec un budget dérisoire pour un film américain (4,9 millions). Vallée y était notamment arrivé en s’entourant d’artisans québécois : son complice Yves Bélanger à la direction photo, Marc Côté aux effets visuels et Martin Pensa, finaliste à l’Oscar du meilleur montage avec un certain John Mac McMurphy (pseudonyme de Vallée).

Ce qui est moins connu, c’est que Jean-Marc Vallée a sauvé in extremis le scénario de Dallas Buyers Club, inspiré des carnets intimes de Ron Woodroof, devenu malgré lui un militant des droits des sidéens en mettant sur pied un marché clandestin de médicaments pour combattre le sida.

Le livre du militant Peter Staley, Never Silent – ACT UP and My Life in Activism, en librairie depuis octobre et dont un extrait a été publié dans le magazine Vanity Fair, y fait référence. Staley y raconte que Vallée, qui avait vu un documentaire sur son militantisme, lui avait offert un petit rôle dans Dallas Buyers Club.

En lisant le scénario de Craig Borten et de Melisa Wallack, Staley a constaté qu’il s’appuyait en partie sur une dangereuse théorie du complot popularisée dans les années 1980 par un professeur de biologie moléculaire de l’Université de Californie à Berkeley, Peter Duesberg, voulant que le VIH n’était pas responsable… du sida.

Des conspirationnistes, inspirés par les théories négationnistes de Duesberg – rejetées comme sans fondement par la communauté scientifique –, laissent depuis entendre que ce sont les médicaments contre le sida, et non pas le VIH lui-même, qui rendent les patients malades.

PHOTO ANNE MARIE FOX, FOURNIE PAR REMSTAR

Jared Leto et Matthew McConaughey dans Dallas Buyers Club

« Si le scénario que je venais de lire s’était frayé un chemin jusqu’en salle avec une distribution de vedettes hollywoodiennes, le négationnisme du sida aurait connu une recrudescence, et des gens seraient morts sans raison, en conséquence », écrit Peter Staley. Lorsqu’il a lu le scénario, il ne restait que trois semaines avant le début du tournage. Il a aussitôt fait part de ses craintes à la production, par courriel. Et c’est Jean-Marc Vallée lui-même qui l’a rappelé cinq minutes plus tard.

Vallée, raconte Staley, s’y connaissait en matière de sida comme un « homme hétéro progressiste moyen ». C’est-à-dire pas beaucoup. Le cinéaste avait beau lui répéter qu’il voulait que « le film soit beau et qu’il soit vrai », Staley avait l’intuition que le Québécois s’était fait berner par ses scénaristes.

À l’occasion d’une audioconférence organisée par Vallée, Staley a compris que l’une des scénaristes était en fait une disciple des théories de Duesberg et qu’elle avait ajouté une trame négationniste au récit. Il a réussi à semer le doute chez Vallée… à deux semaines du tournage, alors même que son budget venait d’être amputé de presque 40 %.

Jusqu’à la toute dernière minute, malgré la résistance des scénaristes, Peter Staley a talonné Vallée sur des détails qui auraient pu laisser entendre que Woodroof était un négationniste du sida, ce qu’il n’était pas.

Dans un dernier courriel, écrit Staley, Jean-Marc Vallée lui a promis que Dallas Buyers Club serait « un beau film qui ne soutient pas le négationnisme ».

Le Québécois, bien sûr, a tenu parole. Jusqu’à la veille de la première mondiale du film, au festival de Toronto, Jean-Marc Vallée a fait des modifications à son film afin de s’assurer qu’il n’y ait pas d’équivoque et qu’il ne puisse être détourné de son sens à des fins de propagande par des militants négationnistes.

Dallas Buyers Club fut finaliste dans six catégories aux Oscars, remportant deux statuettes. « Mais tout le mérite revient à Jean-Marc Vallée », écrit Staley à la fin de l’extrait de son livre publié dans Vanity Fair. « Je lui ai fait vivre l’enfer, et il a tenu la promesse qu’il m’avait faite dans l’un de ses courriels : que dans tous ses films, il “tente de saisir l’humanité et de révéler la beauté qui la sous-tend”. »

C’est une phrase qui résume bien l’homme, et l’artiste, exceptionnel qu’il était.