Le pouvoir des images est insoupçonné. S’il n’y avait pas eu d’images de Joyce Echaquan essuyant une salve d’insultes racistes du personnel soignant de l’hôpital de Joliette, peut-être nierait-on à ce jour, dans les plus hautes sphères, que le racisme a joué un rôle dans la mort de cette femme atikamekw.

Les concepts sociologiques se définissent mal lorsqu’ils sont scindés mot par mot dans un dictionnaire usuel. On en a eu une nouvelle preuve cette semaine. Aussi, en pensant à deux films qui prennent l’affiche simultanément ce vendredi, j’ai pensé que l’illustration par des images d’une réalité était souvent la manière la plus efficace d’en faire la démonstration et d’en faciliter la compréhension.

Bootlegger, le très beau premier long métrage de Caroline Monnet, illustre de manière subtile, sans manichéisme, les conséquences du paternalisme étatique et de la marginalisation des populations autochtones par les institutions publiques. L’artiste multidisciplinaire, qui a des origines anishinaabe, y traite de « la dépossession de la culture, de la langue, du territoire », confiait-elle cette semaine à mon collègue André Duchesne.

Faut-il ou non interdire la vente d’alcool dans une réserve ? Et si, par la prohibition, en voulant préserver de jeunes autochtones des ravages de l’alcoolisme, on en faisait profiter les contrebandiers blancs, qui leur imposent des prix prohibitifs sous l’œil complaisant des chefs de bande ? Une question d’éthique très pertinente, à laquelle Caroline Monnet n’offre pas de réponse simpliste.

IMAGE TIRÉE DU SITE IMDB

Night Raiders, de Danis Goulet

Aussi en salle cette semaine, Night Raiders, de Danis Goulet, cinéaste crie-métisse de la Saskatchewan, est une métaphore puissante de l’infantilisation des peuples autochtones et de leur assimilation par les pensionnats. Dans un monde postapocalyptique, tous les mineurs sont enrôlés de force dans l’académie d’une dictature militaire. On fait croire à leurs parents que c’est pour leur bien, mais sur place, ils sont endoctrinés, leur cerveau lessivé à force de répéter le crédo « Un pays, une langue, un drapeau », jusqu’à oublier qui ils sont et d’où ils viennent.

Je me souviens. Telle est notre devise. Même si parfois, il semble qu’il faille se rafraîchir la mémoire collective. L’Acte des Sauvages, qui est devenu la Loi sur les Indiens – que l’on n’a pas jugé opportun, à ce jour, de rebaptiser –, a existé.

Tout comme L’Acte pour encourager la civilisation graduelle. Ces lois avaient pour objectif clair d’assimiler les populations autochtones à la majorité blanche, notamment au Bas-Canada. La lettre comme l’esprit de ces lois étaient explicitement racistes.

Le racisme institutionnel ne s’exprime plus de manière aussi décomplexée dans des textes législatifs. Certains se désolent d’ailleurs de ne plus pouvoir « appeler un chat un chat » (et, par extension, « un Sauvage un Sauvage »). En revanche, il est permis comme au temps de la colonie de civiliser graduellement les groupes minoritaires et de les convertir aux « valeurs » de la majorité, telles qu’elles sont décrites par nos dirigeants.

Ceux-ci auront beau faire la sourde oreille, porter des œillères et interpréter les dictionnaires afin de mieux servir leurs besoins électoraux, un fait demeure, largement documenté, preuves statistiques à l’appui : le racisme systémique existe au Québec comme ailleurs. Et il n’a pas toujours le caractère intentionnel qu’on lui accorde, rappelait cette semaine la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, qui s’est penchée sur la question pendant des mois, en consultant quantité d’experts.

L’histoire de Joyce Echaquan, malheureusement, n’est pas un incident isolé. L’hôpital de Joliette n’est pas un îlot raciste dans un Québec de licornes et de Calinours, pour emprunter la formule cliché à un chroniqueur bien connu. Les stéréotypes ont la couenne dure et perpétuent des rapports inégalitaires dans notre société, comme dans bien d’autres.

Il faut avoir le déni dans le tapis pour se convaincre que le Québec est une société distincte et sans reproche dans son traitement des peuples autochtones. Une exception mondiale où, par magie (grâce aux vertus de la potion unique qu’est la sauce brune à poutine, peut-être ?), aucun legs historique n’ayant pas été remis en question, aucune pratique traditionnelle ancrée dans les mœurs, aucun processus décisionnel considéré comme banal ni aucun préjugé inconscient ne puisse faire en sorte de défavoriser quelqu’un en raison de son identité raciale. Jamais.

Je repense à Beans, percutant long métrage de la Montréalaise Tracey Deer, que j’ai vu durant l’été. Une mère mohawk fait ses courses dans une épicerie où elle a ses habitudes, pendant la crise d’Oka. Devant sa fille, à la caisse, on refuse de la servir.

À l’extérieur, elle se fait insulter par des Blancs. Craignant pour la sécurité de sa famille, elle quitte la réserve et est accueillie en route par une pluie de pierres, lancées par des passants en furie. Une vitre de sa voiture vole en éclats.

Sa fille, préadolescente, en est terrorisée. Aux nouvelles, elle découvre qu’on traite les gens de son peuple de « sauvages ». J’ai vu cette scène, où des Québécois francophones se déchaînent sur des Autochtones avec des propos racistes sans nom, et je me suis dit que la cinéaste, qui a vécu ces évènements à un jeune âge, avait sans doute exagéré. J’avais 17 ans à l’époque et je n’ai pas de souvenir de débordements aussi hideux.

Mais des images d’archives se sont mêlées à la fiction et j’ai compris que ce flot raciste avait bel et bien existé, que cette rage avait été nourrie, que Gilles Proulx, présent à ce jour dans les médias, avait ni plus ni moins incité à la haine contre les Autochtones.

Pour qu’une telle meute ait ainsi pu s’exprimer, pour qu’elle ait été tolérée, pour que son discours haineux ait pu être aussi banalisé, dans nos rues, dans nos médias, par nos élus, il faut davantage que du racisme isolé et individuel. Il faut un terreau fertile pour que des idées continuent de fleurir. Il faut un air vicié, nauséabond, chargé de doléances et de préjugés, qui s’infiltre insidieusement, depuis des décennies, dans toutes les sphères de la société.

Cet air ambiant qui charrie des effluves du passé, de son histoire honteuse, de sa colonisation, de ses exactions, de son projet d’assimilation, on le respire tous, même quand on le nie, dictionnaire à l’appui.