(Toronto) La place Oscar-Peterson est un square typiquement torontois, entre de grandes tours de bureaux. Celles de la Banque TD, au centre-ville, non loin de la gare Union. Une place comme une autre, à ce détail près qu’on y trouve sept sculptures de vaches, couchées dans l’herbe verte. Vendredi après-midi, une dizaine de personnes y faisaient une pause sur des bancs de granit.

Oscar Peterson est né dans le quartier de la Petite-Bourgogne, à Montréal. Mais il a passé l’essentiel de sa vie à Toronto, où il est mort en 2007 à l’âge de 82 ans. C’est tout le parcours de cet artiste hors du commun que raconte un autre Montréalais d’origine, Barry Avrich, dans Oscar Peterson : Black + White, présenté ce samedi en première mondiale au Festival international du film de Toronto.

Cette hagiographie du légendaire jazzman sera offerte à compter du 22 octobre sur Crave, après sa présentation, dans une semaine, au Cineplex Forum de Montréal.

Avrich a puisé dans des dizaines d’heures d’entrevues, certaines inédites, et de prestations filmées du pianiste, pour laisser Peterson raconter lui-même son parcours, dans ses mots et sa musique. On voit notamment le « prince du swing » présenter la pièce Place St. Henri, à la télévision de Radio-Canada. « C’est un hommage à ma ville natale, Montréal » dit-il à la caméra, en français.

Peterson, particulièrement éloquent et charismatique, fait à différentes époques le tour des talk-shows de fin de soirée américains, où il est présenté par l’animateur Dick Cavett comme le « meilleur pianiste jazz au monde ». C’est à Cavett que Peterson avoue avoir rêvé de jouer au baseball professionnel, comme Jackie Robinson, plutôt que de devenir pianiste de jazz, à l’instar de l’idole de son père, Art Tatum.

PHOTO FOURNIE PAR LE TIFF

« Comment arrivait-il à jouer toutes ces notes avec ses grosses mains ? », demande Herbie Hancock en riant dans le documentaire de Barry Avrich.

Tous ces extraits d’entrevues sont entrecoupés de prestations musicales en studio d’artistes contemporains qui admirent Oscar Peterson, ainsi que de témoignages, d’hier et d’aujourd’hui, d’artistes qui chantent ses louanges : de Duke Ellington, qui l’a baptisé le « Maharadja du clavier », et Ella Fitzgerald, qui dit en entrevue qu’il « est l’un des meilleurs », à Herbie Hancock, Quincy Jones ou encore Billy Joel, qui estime que le Montréalais a « réinventé le piano ».

« Qui est tout en haut de la pile ? C’est Oscar », dit Herbie Hancock. « Comment arrivait-il à jouer toutes ces notes avec ses grosses mains ? », demande-t-il en riant. Ils sont nombreux à rendre hommage à ce pianiste à la dextérité si impressionnante qu’il semblait jouer à quatre mains. « On ne peut pas parler du jazz au XXsiècle sans parler du phénomène qu’était Oscar Peterson », croit le critique de jazz du New York Times Giovanni Russonello. « Il y avait une puissance chaleureuse dans son jeu qui était singulière. »

Le film de Barry Avrich, très documenté, comporte bien peu de bémols. Sinon que la vie familiale de Peterson a souffert de son parcours de musicien nomade, en tournée pendant plusieurs mois (de l’Amérique à l’Europe et à l’Asie), durant des décennies.

« J’ai connu trois mariages ratés », dit ce père de sept enfants. En 1986, il a épousé sa dernière compagne, la Torontoise Kelly Ann Green, beaucoup plus jeune que lui, qui a accepté le rôle de conseillère auprès de Barry Avrich.

Oscar Peterson : Black + White est pour ainsi dire une biographie autorisée. Elle n’en est pas moins fascinante, à l’image de la carrière de ce musicien prodigieux. Avec force images d’archives, Avrich rappelle que le jeune Oscar jouait dans les clubs montréalais à l’adolescence – notamment l’Alberta Lounge – avant de se produire à Carnegie Hall, en 1949, où il a été repéré par son futur imprésario Norman Granz.

Peterson est parti jeune en tournée avec les musiciens du Jazz at the Philarmonic de Granz, accompagnant Ella Fitzgerald, Stan Getz, Dizzy Gillespie, Nat King Cole, Louis Armstrong, Count Basie, Charlie Parker et bien d’autres. Il a joué en solo et en trio (celui qu’il formait avec Herb Ellis et Ray Brown fut le plus grand, selon Branford Marsalis, lui aussi interviewé dans le film). « Il était dangereux. Rien ne lui faisait peur », dit Quincy Jones, qui ajoute : « J’ai entendu dire qu’il venait de Montréal. À l’époque, je ne savais même pas qu’il y avait des Noirs au Canada ! »

Le cinéaste insiste avec raison sur le racisme qu’a subi Peterson, dans son pays, mais surtout aux États-Unis, à l’époque de la ségrégation. Peterson lui-même rappelle que les musiciens noirs n’étaient pas payés autant que leurs collègues blancs, qu’ils ne pouvaient loger dans les mêmes hôtels ni fréquenter les mêmes toilettes, même dans les salles de spectacle où ils étaient ensemble sur scène. « Pas de chiens, pas de Noirs », indique une affiche dans le Sud des États-Unis.

Le combat pour une résistance non violente de Martin Luther King a inspiré en 1962 à Peterson Hymn to Freedom, hommage au mouvement des droits civiques devenu dans la foulée un hymne, interprété notamment lors de l’inauguration du président américain Barack Obama. C’est une pièce percutante qui résonne tout autant 60 ans plus tard, avec le mouvement Black Lives Matter, auquel Oscar Peterson : Black + White fait aussi référence.

Lauréat de huit prix Grammy, Oscar Peterson s’est fait plus discret sur scène après une crise cardiaque, en 1993, qui l’a laissé avec une paralysie partielle de la main gauche. Mais il a continué de donner des concerts jusqu’à la fin de sa vie, ce que documente Barry Avrich dans ce film à la gloire d’un grand, très grand Montréalais.