Qu’ils soient passionnés de la première heure, initiés par les livres d’Herbert ou nouveaux aficionados envoûtés par l’adaptation de Villeneuve, les mordus de Dune ont forgé leur propre communauté au fil des décennies. Bien qu’elle s’apparente aux autres fandoms (cercles d’admirateurs) du genre – on pense bien sûr à Star Wars, Game of Thrones ou The Lord of the Rings –, elle présente certaines spécificités. Discussion sur ce groupe d’initiés, aussi large que discret.

Une boule qui roule… mais amassant mousse. Voilà comment Jean-Michel Berthiaume, docteur en sémiologie et spécialiste de la culture populaire, lui-même féru de l’œuvre depuis l’adolescence, décrirait la horde de fans de Dune.

Comme au sein d’autres communautés regroupées autour de sagas, les adeptes s’échangent de nouvelles interprétations et hypothèses, creusent l’histoire ou l’enrichissent. Mais pour M. Berthiaume, celle des amateurs de Dune se distingue par sa formation continue en strates superposées. « Le premier grand lectorat fut celui qui a adhéré aux préoccupations soulevées dans l’œuvre, les livres paraissant aux débuts de l’activisme écologiste, présentant un sous-texte anticolonial, l’idée de préservation de l’écosystème, le coût de l’extraction des ressources naturelles, etc. », expose l’universitaire. « Par la suite, une deuxième couche a grossi la boule avec les mordus d’anthologies de science-fiction et de fantasy, des gens qui découvraient dans leur jeunesse Herbert, mais aussi Asimov. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-Michel Berthiaume, sémiologue spécialisé en culture populaire

À ces fans viennent se coller ceux du cinéma de genre ou expérimental, avec l’adaptation de Lynch et le travail de Jodorowsky. Ça devient un truc de connaisseurs, de plus en plus de gens y arrivent par des chemins différents.

Jean-Michel Berthiaume

Enfin, la dernière strate en date fut cristallisée par le cinéaste québécois. « On y trouve des amateurs de cinéma de grand déploiement, qui veulent une expérience riche et qui ont adhéré à la proposition de Villeneuve. »

De quoi engendrer des dissensions intergénérationnelles ? Pas vraiment, les voix grinçantes des pionniers étant balayées par les sains échanges. « On arrive à quasiment deux générations de transmission, je vois plutôt un encouragement à aimer le partage. C’est toujours fascinant de dialoguer avec des érudits qui en font une lecture profonde depuis 20 ans, tout comme j’aime parler à mes étudiants qui ne connaissent que le film de Villeneuve », témoigne le spécialiste de la culture populaire.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Livres d’art et éditions spéciales vont susciter l’intérêt.

Retour aux sources

À la librairie Saga, spécialisée en science-fiction, on remarque aussi qu’aux adeptes de la première heure est venu se greffer un plus large public, rajeuni, charmé par les derniers films en date. Au-delà de la découverte de la densité de Dune, l’œuvre devient même pour certains une porte d’entrée vers le genre, témoigne Mathieu Lauzon-Dicso, propriétaire de Saga.

Ce dernier voit aussi des fans rentrer au bercail, après des années de sevrage science-fictionnel.

On en a qui ont lu Dune quand ils étaient ados, sont passés à autre chose, puis y sont revenus grâce au film. Ils redécouvrent le roman, mais aussi toute la science-fiction qui s’est réalisée entre-temps.

Mathieu Lauzon-Dicso, propriétaire de Saga

La taille de la communauté vénérant Dune rivalise-t-elle avec celles d’autres franchises dans la même veine ? Pour M. Lauzon-Dicso, ce serait le cas, les fans se comptant par millions, bien qu’ils se retrouvent moins sous les projecteurs – jusqu’à présent. « Ça se compare. [La communauté] est tout aussi immense, mais peut-être moins lisible, n’occupant pas la même place que pour Star Wars ou Star Trek. On en entendait parler, mais il n’y avait pas encore d’injection de ce fanbase dans un média grand public », dit-il.

Une griffe moins saillante

Et ce n’est pas Sara Teinturier, membre de ce cercle et chercheuse ayant déjà disséqué Dune, qui le contredira. Elle pointe le succès immédiat en librairie, ayant très tôt magnétisé un grand nombre d’admirateurs. « Autant il y a énormément de fans dans cette communauté, autant elle ne me semble pas aussi structurée ni visible que d’autres du même genre », relève-t-elle. Pour preuve, il est plutôt rare de les croiser lors des activités de costumade (cosplay), comme celles du Comiccon. C’est sur le web que ça fourmille, notamment dans les forums et sur Reddit.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Sara Teinturier, devant l’affiche signée Marie Bergeron

Pourquoi ce profil bas ? Mme Teinturier y voit une règle de trois. D’abord, des composants visuels moins identifiables ou marquants, comme le seraient un sabre laser ou un masque de Darth Vader. Ensuite, la réputation d’une œuvre sérieuse, intellectuelle, striée de réflexions politiques. « On est dans un univers de science-fiction où on ne trouve pas toujours les codes habituels du genre, comme des batailles de vaisseaux spatiaux », complète-t-elle. Enfin, l’absence d’une adaptation cinématographique fédératrice autour de laquelle les fans puissent se retrouver (celle de Lynch s’étant fait lyncher) n’aurait pas structuré la communauté aussi solidement qu’ailleurs. « Mais les choses devraient changer ou ont commencé à le faire avec les films de Villeneuve », remarque-t-elle. La lumière se braque enfin sur les fans de Dune : les dormeurs se sont éveillés.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE MCFARLANE TOYS

Les amateurs de figurines sont servis !

Dans la chambre d’un fan

Des figurines, des jouets, des maquettes ? Ils existent, mais les passionnés de Dune semblent surtout séduits par des produits plus littéraires que les bébelles commerciales habituelles : livres d’art, bandes dessinées, éditions spéciales ou anthologies (Tout sur Dune), énumère le propriétaire de la librairie Saga – qui a toutefois organisé avec succès un récent concours où des figurines du film étaient à gagner. « Des livres, comme de nouvelles traductions en français, avec de nouvelles illustrations, des visuels intéressent effectivement des fans », confirme Sara Teinturier, dont le salon est orné d’une affiche signée d’une illustratrice québécoise. Avis aux gourmets, l’épice est dans la tasse : la brasserie Brouhaha a déjà signé une bière « Arrakis », tandis que la maison de thé Thésaurus Thérrarium a mis au point quatre mélanges inspirés par Dune.