Jian Ghomeshi venait d’être accusé par plusieurs femmes d’agression sexuelle, peu avant que le mouvement #metoo prenne de l’ampleur. Sarah Polley a dit à sa sœur qu’elle avait eu de la chance que l’animateur vedette de la CBC ne l’étrangle pas elle aussi, lorsqu’elle était sortie un soir avec lui.

« Mais il t’a étranglée, n’est-ce pas ? », lui a répondu sa sœur. Le frère de Sarah Polley, qui est avocat, lui a aussi rappelé que c’est ce qu’elle leur avait confié, une vingtaine d’années plus tôt, en pleine nuit, après avoir fui, sous le choc, l’appartement de Ghomeshi.

Jian Ghomeshi, chanteur du groupe Moxy Früvous, avait 28 ans. Sarah Polley, déjà une actrice bien connue, n’avait que 16 ans. Après avoir raconté sa courte nuit chez Ghomeshi à sa sœur et à son frère, elle n’en a plus jamais parlé de la même façon, à quiconque. Elle n’a révélé pendant des années que les détails les plus anodins de ce rendez-vous raté, pour faire rire ses amis dans des soirées. À un point tel qu’elle en est venue à oublier ce qui l’avait traumatisée… jusqu’à ce que sa sœur le lui rappelle.

Comprendre le silence

Sarah Polley raconte cette histoire dans son livre autobiographique Running Towards the Danger – qui sera bientôt disponible en français au Québec – afin de rappeler qu’il est illusoire d’exiger des victimes d’agressions sexuelles qu’elles se rappellent dans le détail ce qu’elles ont subi, lors d’un interrogatoire devant le tribunal.

Elle le raconte aussi afin de faire comprendre pourquoi elle s’est tue pendant l’affaire Ghomeshi. Parce qu’elle a souvent écrit à l’animateur par la suite, parce qu’elle a accepté volontiers d’être interviewée par lui, parce qu’elle a ri ou souri à ses commentaires déplacés en public – si bien qu’on a pu croire qu’ils flirtaient – et qu’elle lui a même dit, en boutade, qu’elle lui présenterait sa sœur, qu’il trouvait de son goût.

Elle s’est tue surtout parce que tous ses amis avocats lui ont déconseillé de joindre sa voix à celles des autres femmes mises en cause dans la poursuite criminelle contre Jian Ghomeshi. En lui rappelant qu’elle aurait davantage à perdre qu’à gagner, dans la mesure où l’on n’accorde pas l’importance qui leur est due aux mécanismes de défense des victimes.

Refouler pendant des années le fait qu’un homme a tenté de nous étrangler sans notre consentement pendant l’acte sexuel, puis s’en souvenir au moment opportun, alors que commence un procès, peut être perçu comme improbable ou incohérent, voire comme un mensonge devant une cour de justice, ainsi que dans l’opinion publique.

« Cette douleur de ne pas être crue et de ne pas être capable de pleinement se croire soi-même », écrit Polley à propos de la commotion cérébrale qui l’a empêchée de travailler pendant près de quatre ans. Elle en était à la deuxième version du scénario du film Little Women, qu’elle n’a pu terminer et qui a été repris par Greta Gerwig. Dans son entourage, plusieurs n’arrivaient pas à croire qu’une commotion cérébrale ait pu la handicaper aussi longtemps.

Charge contre le patriarcat

La douleur de ne pas être crue. Sarah Polley aurait pu écrire la même chose à propos des victimes d’agressions sexuelles, lui ai-je fait remarquer lors d’une entrevue en décembre. « Il y a évidemment un lien direct là, que je n’avais pas fait auparavant », dit-elle.

Elle a évidemment fait le lien, en revanche, entre son amnésie partielle après le traumatisme de sa rencontre avec Jian Ghomeshi et son nouveau film Women Talking, brillante adaptation du roman homonyme de la Canadienne Miriam Toews, qui doit prendre l’affiche au Québec le 13 janvier.

PHOTO MICHAEL GIBSON, FOURNIE PAR UNIVERSAL PICTURES

Sarah Polley, à droite, sur le plateau de tournage de Women Talking avec les comédiennes Rooney Mara, Judith Ivey et Claire Foy

Ce film dur et bouleversant met en scène une dizaine de femmes qui – ainsi que leurs filles – ont été victimes de viols et de violences sexuelles dans une communauté mennonite. Elles se réunissent pour décider si elles doivent quitter ou non cette communauté qui leur demande de pardonner à leurs agresseurs, sous peine d’être excommuniées.

« J’ai commencé à écrire le livre avant le scénario, dit Sarah Polley. Puis j’ai commencé à écrire le scénario et je suis revenue au livre avant de finir le scénario. Alors il y a forcément des endroits où il y a une conversation entre le livre et le film. »

Women Talking, choisi parmi les dix films de 2022 du prestigieux National Board of Review aux États-Unis et notamment nommé aux Golden Globes pour le scénario de Polley, est le premier long métrage de fiction de la cinéaste canadienne – finaliste à l’Oscar du meilleur scénario adapté pour Away from Her en 2008 – depuis Take This Waltz, en 2011.

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Tournage de Women Talking

Un an plus tard, dans le documentaire Stories We Tell, elle racontait l’histoire de sa mère, morte alors que Sarah n’avait que 11 ans, et de sa liaison avec son père biologique, le producteur montréalais Harry Gulkin. Depuis, Sarah Polley a donné naissance à trois filles, parfois dans des conditions difficiles, et a subi une grave commotion cérébrale.

Je suis très reconnaissante de pouvoir réaliser un film. Ce n’est pas quelque chose que je croyais être en mesure de refaire, donc je suis ravie.

Sarah Polley

Women Talking, une charge à fond de train contre le patriarcat, inspirée de faits vécus, pose un regard empathique sur différentes façons de réagir à une agression sexuelle. Certaines femmes de la communauté ont peur, d’autres sont en colère ou veulent être vengées, d’autres encore souhaitent passer à autre chose. Elles ne sont pas toutes d’accord, votent et débattent des conséquences de leurs choix, et se demandent si elles seront malgré tout accueillies au « royaume des cieux ».

« C’était important pour moi d’être fidèle à ce que Miriam avait si bien décrit dans le roman, explique la cinéaste de 44 ans. Il y a tellement de réactions différentes à ce genre de traumatisme. Elles sont toutes valides. J’aimais qu’il n’y ait pas d’uniformité, mais plusieurs degrés de réactions de ces femmes qui ont vécu des expériences similaires, dans la même communauté. »

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Sarah Polley lors du tournage de Women Talking

Avant de réaliser Women Talking, Sarah Polley ne connaissait pas Miriam Toews, qui a elle-même grandi dans une communauté mennonite. Mais elle admirait son œuvre. « Je venais de lire le roman quand j’ai su que Frances [McDormand] et Dede Gardner [les productrices du film] en avaient acquis les droits d’adaptation. Je les ai immédiatement contactées pour savoir si elles avaient quelqu’un en tête pour scénariser et réaliser le film, et elles m’ont répondu dans la journée. »

Sarah Polley a tiré du roman un huis clos tendu, d’une facture théâtrale à la Douze hommes en colère de Sidney Lumet, qui fait penser à la fois au Ruban blanc de Michael Haneke et à La servante écarlate de Margaret Atwood.

On ne peut qu’être révolté par la profonde injustice que ces femmes subissent ainsi que par l’état d’esclavage et d’ignorance dans lequel on les maintient.

« Elles essaient de comprendre comment elles peuvent défaire un univers qui leur a causé énormément de souffrance, et en créer un autre qui n’a pas, de manière intrinsèque, les structures insidieuses qui permettront à cette souffrance de se perpétuer », croit la scénariste et réalisatrice.

« Réalité augmentée »

Ce qui est particulier lorsqu’on découvre Women Talking, c’est qu’on a le sentiment que le récit se déroule au début du siècle dernier, alors qu’il est campé en 2010. Cette impression est renforcée par ses couleurs désaturées, à la limite du monochrome, qui peuvent en rebuter certains. « On a d’abord l’impression d’observer un univers qui est très distant de nous, puis on se rend compte qu’il est plus près qu’on croit », dit Sarah Polley, qui perçoit son film comme une carte postale délavée d’un monde qui n’existe plus.

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Tournage de Women Talking

« C’était important qu’il y ait une part de fable dans cette histoire, pour qu’on puisse tout absorber. C’est une histoire archétypale. Tout est un peu exagéré. C’est une réalité augmentée. Si le film avait été tourné de manière réaliste, tout se serait écroulé. Avec une palette de couleurs réaliste, on se poserait peut-être des questions sur la manière de parler des personnages, sur la grange où ils se rencontrent, ou sur ce qui est moins crédible dans ce scénario. »

Je lui demande si elle a envisagé de s’attribuer un rôle dans ce film choral remarqué pour son extraordinaire distribution (Jessie Buckley, Rooney Mara, Claire Foy, Ben Whishaw, Frances McDormand, etc.). Est-ce que l’actrice d’Exotica et The Sweet Hereafter, de son ami Atom Egoyan, a parfois des envies de renouer avec sa carrière d’interprète ? De tourner un autre film avec Isabel Coixet, par exemple, après My Life Without Me et The Secret Life of Words ?

« C’est drôle que tu dises ça parce que nous nous sommes écrit hier pour la première fois depuis des années ! Je ne suis pas complètement contre l’idée de jouer de nouveau dans un film, mais je n’ai aucune ambition de le faire non plus. »

Dans son livre, Sarah Polley décrit l’anxiété de performance que la scène lui a fait vivre et du poids de la célébrité lorsqu’elle était une enfant-actrice dans la série télé Road to Avonlea. Elle parle aussi du traumatisme du tournage quasi catastrophique des Aventures du baron de Münchhausen de Terry Gilliam.

Elle remercie ses agents de lui être restés fidèles, malgré toutes les occasions qu’elle a pu saboter par la suite, au dernier instant (le fameux rôle de Penny Lane dans Almost Famous de Cameron Crowe qui lui était destiné, par exemple), par manque d’ambition ou par volonté de faire passer sa santé physique et mentale avant le reste.

« Si on me propose un rôle incroyable, je vais probablement l’accepter, dit Sarah Polley, qui est une militante progressiste depuis l’adolescence. Mais je ne suis pas pressée de le faire et je déteste qu’on ne contrôle rien de sa vie quand on est actrice dans un film.

Je ne suis pas sûre que je suis prête à abandonner ce contrôle sur mon horaire et de ne pas voir mes enfants autant que je le veux.

Sarah Polley

Si elle a accepté de tourner Women Talking, dans le sud de l’Ontario, c’est justement parce qu’elle savait qu’elle pourrait concilier ses vies professionnelle et familiale. « Je n’aurais pas fait ce film si on ne m’avait pas promis des journées de travail plus courtes, afin que je puisse voir mes enfants tous les jours, dit-elle. C’était une condition essentielle à ce que je puisse réaliser un autre film. »

Heureusement pour nous que cette condition sine qua non a été remplie. Women Talking est l’œuvre la plus aboutie de la carrière de Sarah Polley. « J’espère que le film provoquera une conversation », dit-elle. Elle peut compter là-dessus.

Women Talking sera en salle le 13 janvier.