Avec N’essuie jamais de larmes sans gants, Alexandre Fecteau s’attaque à un trésor de la littérature mondiale. Créé en mars à Québec, le spectacle est repris chez Duceppe, porté par 16 interprètes. La Presse a rencontré le metteur en scène ainsi que le comédien Olivier Arteau.

Adaptation théâtrale du roman-fleuve du Suédois Jonas Gardell, N’essuie jamais de larmes sans gants a tout du spectacle-évènement. Histoire d’amour, d’amitié et de solidarité, la pièce fait le récit des ravages du virus du sida parmi un groupe d’amis, en Suède, dans les années 1980-1990. Discussion autour d’une pandémie oubliée.

Pourquoi un spectacle sur la crise du sida en 2023 ?

Alexandre Fecteau : Parce qu’on n’a pas encore fait le tour du sujet, avec du recul et de la perspective par rapport à l’épidémie, comme l’a fait Jonas Gardell. Le sida est une tragédie qui n’a pas eu son épilogue. Pendant les représentations au Grand Théâtre à Québec, j’écoutais les conversations des spectateurs à l’entracte. Je me suis rendu compte que les gens ont tourné la page trop vite. Ils n’ont pu verbaliser leur peine et raconter le souvenir d’amis disparus au début de la vingtaine. Je les comprends. À partir du jour où l’on a cessé de mourir du sida, ç’a été un miracle pour les malades, même si leur situation n’est pas parfaite.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Alexandre Fecteau signe la mise en scène de N’essuie jamais de larmes sans gants, adapté pour les planches par Véronique Côté.

Le deuil collectif du sida n’a pas été fait ?

Alexandre Fecteau : On peut le résumer ainsi. J’en avais l’intuition en lançant le projet en 2018. Puis à sa création, au printemps, j’en ai eu la confirmation : le sujet résonne fort en 2023.

Olivier Arteau : En effet, je n’ai jamais vu autant de gens pleurer au théâtre. On touche à des legs hyper intimes. Les spectateurs s’abandonnent, se reconnaissent. Le roman [de plus de 800 pages] reste une lecture difficile à faire tout seul. L’adapter au théâtre permet de créer une expérience collective, une communion, pour des spectateurs plus âgés qui ont perdu des êtres chers. Toutes ces morts-là n’ont pas été inutiles.

Le sida est apparu en Amérique en 1981. Et il semble y avoir toujours une stigmatisation des séropositifs…

Alexandre Fecteau : J’ai l’impression que l’injustice, la honte, le rejet des victimes ne s’arrêtent jamais… même après leur mort. Lorsque la pandémie de COVID-19 est apparue, ma motivation à monter ce spectacle s’est amplifiée. J’étais en colère ! Rétrospectivement, quand on regarde tous les moyens mis pour protéger la population dans le monde, comparativement à ce qu’on a fait pour les victimes du sida, c’est assez désolant.

C’est comme deux poids, deux mesures ?

Alexandre Fecteau : Complètement ! Pour moi, ça en dit beaucoup sur la façon dont la société traite ses minorités. Lorsqu’un virus tue des hommes gais, des prostituées, des toxicomanes, le monde peut bien continuer de tourner.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Olivier Arteau joue le rôle de Rasmus, un jeune homosexuel qui fuit l’étouffant nid familial pour vivre sa nouvelle vie à Stockholm.

Olivier Arteau : Moi, ce qui me choque, c’est à quel point ma génération [les Y], on tient pour acquises les batailles du passé. Depuis l’arrivée de la PrEP [traitement préventif contre l’infection par le virus du sida], on croit que notre liberté sexuelle n’a jamais été menacée. Comme si la maladie n’avait jamais existé. L’éducation sexuelle n’a pas suivi les avancées scientifiques.

Alexandre Fecteau : Cette génération est née avec ces gains, en oubliant le combat mené dans le passé pour les réaliser. Et aussi à quel point ces acquis demeurent fragiles, parce qu’on n’est jamais à l’abri d’un retour en arrière, d’un renversement. Regardez ce qui se passe aux États-Unis avec le droit à l’avortement. Je viens d’adopter un bébé avec mon chum. Je repense avec émotion au chemin parcouru pour permettre l’homoparentalité ; les luttes menées afin que je puisse en bénéficier. Si j’étais né 30 ans plus tôt, je ne pense pas que j’aurais désiré fonder une famille coûte que coûte. Pourtant, fonder une famille fait partie de moi.

En écoutant les jeunes interprètes de la pièce, dans la balado réalisée par la production⁠1, j’ai été étonné de voir que le coming out reste une étape douloureuse en 2023. Si les choses ont changé depuis 40 ans, l’affirmation de son orientation sexuelle est-elle encore un problème ?

Alexandre Fecteau : C’est vrai que le coming out est toujours aussi difficile individuellement, malgré les avancées sociales. Je pense que, profondément, il reste cette impression de ne pas être un « vrai » homme, une « vraie » femme. D’être un échec, une défaillance, une déception.

Olivier Arteau : La notion de coming out m’embête. Ce terme ne devrait pas exister. Ou être remplacé par le droit à l’indifférence. En jouant au Trident, j’ai réalisé que ce n’est pas un show sur le militantisme gai et le sida. C’est une pièce sur la « solidarité humaine ». Le militantisme ne concerne pas seulement nos propres causes. On vit dans une société de silos : on défend ce qui nous concerne personnellement, par crainte de ne pas avoir la légitimité de parler des causes hors de soi. J’ai fait la marche pour le droit des personnes trans à Québec. Je trouve ça important de soutenir cette cause. Toutes les luttes des minorités sont importantes. J’espère que le spectacle éveillera les gens aux injustices subies par divers groupes. Il ne faut pas hiérarchiser les oppressions.

Une rencontre avec l’auteur du roman, Jonas Gardell, aura lieu dans le foyer du théâtre Duceppe le 15 décembre à 17 h. Animée par Thomas Leblanc, elle se tiendra en français et en anglais. Elle sera précédée d’une séance de dédicaces à 15 h.

1. Écoutez l’émission balado du Trident Consultez la page de la pièce Réservez une place pour la discussion avec Jonas Gardell Lisez le billet de notre journaliste « Mes années sida »

Le sida en affiches

En marge des représentations, Duceppe expose dans le foyer du théâtre de la Place des Arts 21 affiches tirées de la collection des Archives gaies du Québec. Des images qui illustrent les campagnes de sensibilisation au sida à travers le monde. En plus d’une sélection de photos de René LeBœuf sur le militantisme de l’organisme ACT UP Montréal.

N’essuie jamais de larmes sans gants

N’essuie jamais de larmes sans gants

D’après le roman de Jonas Gardell. Mise en scène d’Alexandre Fecteau. Avec Olivier Arteau et plusieurs autres.

Duceppe, Du 6 au 17 décembre