À l’occasion de la présentation de la pièce chorale N’essuie jamais de larmes sans gants, chez Duceppe, notre critique de théâtre revient sur ses premiers souvenirs de l’épidémie du VIH-sida. Pour ne pas oublier le chemin parcouru… et continuer d’avancer.

Dans son livre Deuils cannibales et mélancoliques, Catherine Mavrikakis donne à chacun de ses personnages victimes du sida le prénom d’Hervé, qui fait référence à Hervé Guibert. Dans les années 1980, avec ses textes biographiques et son livre culte À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Guibert a immortalisé les ravages du sida parmi la communauté homosexuelle en France.

Peu avant la parution de l’ouvrage de Mavrikakis, en 2000, le sida est encore vu dans le monde comme une maladie honteuse ; et ses victimes, perçues comme de « mauvais morts ». Et Deuils cannibales… est entouré d’un « parfum sulfureux », dit son éditeur en quatrième de couverture.

Il faut dire qu’à l’époque, nombre de parents et de familles de sidéens refusent de prononcer le mot maudit. À l’hôpital, aux funérailles, dans les avis nécrologiques, on oblitère cet affreux mot. On trouve ainsi le moyen de priver les disparus de leur histoire, de la fin du récit de leur vie. Le deuil est encore plus lourd pour les proches exclus simplement parce qu’ils ne font pas partie de la famille légale…

Silence = mort

Durant ses deux mandats à la Maison-Blanche, le président Ronald Reagan a dirigé le pays le plus touché par l’épidémie en Occident… sans jamais prononcer le mot de quatre lettres ! Le sida, c’était la maladie des autres, des déviants, des drogués, des marginaux. Il a fallu l’arrivée du groupe militant ACT UP pour briser ce mur du silence et secouer l’indifférence des pouvoirs publics en Amérique et en Europe.

Au pire de la crise, je me souviens d’un collègue qui critiquait la récupération du sida par des artistes hollywoodiens et des designers célèbres. À ses yeux, le sida était une maladie à la mode, une cause pour qu’Elton John ou Elizabeth Taylor se fassent photographier avec un ruban rouge épinglé sur leur tenue de gala. Bonjour, la compassion !

Je me souviens aussi de jugements tranchants : « Les sidéens ont couru après. Ils avaient juste à mettre un condom avant de faire l’amour » ! Ces bien-portants estimaient que le sida faisait moins de dommages que le cancer, par exemple. Comme s’il y avait des pathologies plus nobles que d’autres…

Appelez-moi Klaus…

J’ai le même âge que Catherine Mavrikakis.

Dans ma vingtaine, j’ai beaucoup pleuré de jeunes amis et connaissances fauchés par l’épidémie. Vingt, trente, cinquante personnes, ou plus ? À un moment donné, j’ai cessé de compter. Et de déchirer les pages de mon carnet d’adresses.

Mes amis sont partis à un âge où leur vie devait fleurir. Au début de carrières prometteuses, enterrant avec eux des projets de couple ou de famille. Le virus était foudroyant. Il contaminait le corps au complet en quelques mois, voire des semaines. Les malades vieillissaient prématurément. Au point où une personne atteinte du VIH, avant la trithérapie, ressemblait à un cadavre, bien avant son trépas.

À chaque décès, j’avais l’impression d’être « le cimetière de mes amis défunts », comme écrit Mavrikakis. J’aurais pu aussi leur donner un prénom identique. J’aurais choisi Klaus, en souvenir de Klaus Nomi, première personnalité fauchée par le sida en 1983, deux ans avant l’acteur Rock Hudson.

IMAGE TIRÉE D’IMDB

Klaus Nomi

La première fois que j’ai aperçu Nomi, c’était lors d’une apparition télévisée, aux côtés de mon idole de jeunesse, David Bowie, à l’émission Saturday Night Live. Ensuite, sa carrière a été propulsée par le succès de son interprétation époustouflante d’une aria de l’opéra de Purcell, The Cold Song.

Regardez l’interprétation de The Cold Song par Klaus Nomi

Klaus Nomi est un ovni dans le paysage musical pas mal excentrique du début des années 1980. À la fois chanteur lyrique et performeur new wave, le jeune artiste s’exile d’Allemagne et du milieu classique pour évoluer dans l’underground new-yorkais. Et, contrairement aux chanteurs androgynes et à la sexualité ambiguë des années 1970, il est ouvertement homosexuel. Et sans compromis. Les cheveux teints, gominés, le visage fardé, les yeux exorbités : son look d’enfer va inspirer bien des artistes new wave.

Un baume sur mes blessures

Klaus Nomi a influencé la vie du jeune marginal que j’étais à 18 ans. Non sans quelques dommages collatéraux… Je me souviens d’agressions, physiques et verbales. Dans le métro ou au centre-ville, près des bars gais de la rue Stanley. Au début des années 1980, le prix à payer pour vivre ouvertement son homosexualité était assez élevé.

Et Nomi a mis un baume sur mes blessures. Si un chanteur gai et excentrique pouvait sortir de sa Bavière natale et connaître un succès planétaire, un gai montréalais pouvait espérer vivre sa vie sans se faire tabasser.

Puis, le 6 août 1983, la nouvelle de la mort de Klaus Nomi, atteint du « cancer gai », comme on disait jadis, a tout chamboulé… Le danger n’était plus seulement dans la rue, mais partout. Même dans les chambres à coucher. La décennie suivante sera un champ de bataille que j’ai traversé, merci la vie, grâce à la force et à la solidarité de ma communauté.

« L’amie qui n’a sauvé la vie de personne, c’est moi. Et j’espère que mes amis morts m’aiment assez pour conserver contre moi du ressentiment », écrit Mavrikakis. Comme pour illustrer sa culpabilité d’avoir survécu au virus, envers et contre ses amitiés sincères.

Pourquoi eux, pourquoi pas moi ? Cette culpabilité-là, hélas, ne nous quitte jamais.

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