La scène théâtrale de la capitale s’annonce particulièrement riche en ce début de saison 2023-2024. Notre journaliste l’a constaté en assistant à deux spectacles qui revisitent avec beaucoup de finesse et d’inventivité des monuments de la culture québécoise.

(Québec) Hosanna ou la Shéhérazade des pauvres

Question de genres

Pour lancer son directorat à la tête du Trident, Olivier Arteau a sondé Maxime Robin pour que ce dernier monte une pièce de Michel Tremblay. On ne peut que l’en remercier, car le metteur en scène propose un spectacle touchant qui ouvre de belle façon la 53e saison de l’institution.

Le choix de Maxime Robin s’est arrêté sur la mythique pièce Hosanna. Seulement, il a décidé de pousser l’effort un cran plus loin. Pour mieux contextualiser l’œuvre écrite dans les années 1970, il a tricoté un texte inédit à partir de la pièce et d’un roman récent, La Shéhérazade des pauvres, où Tremblay redonne la parole à son personnage, désormais un homme aigri de 75 ans.

En maillant ensemble ces deux œuvres, le metteur en scène réussit à tisser des parallèles très pertinents entre la recherche identitaire de genre d’il y a plus de 40 ans et celle d’aujourd’hui.

Car malgré le passage des années et l’apparition des pronoms non genrés, la quête de soi et l’expression de son identité restent des questions complexes.

À ce collage de textes brillamment orchestré s’est ajouté un autre flash, lumineux : découper en trois la partition d’Hosanna (née Claude Lemieux). Le personnage se présente sous les traits d’un enfant de 10 ans, d’un jeune de 25 ans s’étourdissant sous les néons de la Main et d’un vieillard de 75 ans se livrant à un journaliste du magazine Fugues (Carla Mezquita Honhon).

PHOTO STÉPHANE BOURGEOIS, FOURNIE PAR LE TRIDENT

Hosanna est ici présentée à trois étapes de sa vie.

Luc Provost, surtout connu pour sa personnification de Mado Lamotte, endosse le rôle d’Hosanna septuagénaire. L’acteur qui a étudié en théâtre à l’UQAM a mis au placard perruques et paillettes pour apparaître dans toute sa vulnérabilité, dans toute sa fragilité. Luc Provost réussit ainsi à faire oublier les extravagances de son alter ego pour nous montrer l’âme de l’humain caché depuis 25 ans sous le strass.

Vincent Roy porte sur ses épaules la partition la plus difficile du spectacle, celle de l’Hosanna blessée et déchue après un funeste party d’Halloween où ses illusions ont volé en éclats. L’interprète arrive à nous transmettre le désarroi de son personnage, qui s’est égaré dans un jeu de rôle tragique : celui du « petit gars de Saint-Eustache » habillé en femme, déguisée en Elizabeth Taylor, déguisée en Cléopâtre…

Autour d’Hosanna gravite une foule de personnages colorés et attachants : la duchesse de Langeais (Jacques Leblanc, brillant), l’infâme Sandra (délicieux Jonathan Gagnon), le « gars de bécyk » souvent à court de mots Cuirette (Gabriel Fournier, très juste). L’actrice et chanteuse Valérie Laroche complète cette distribution avec éclat : elle assure à elle seule la trame musicale du spectacle, se glissant – parfois en même temps – dans le costume d’Elvis ou de Diane Dufresne.

PHOTO STÉPHANE BOURGEOIS, FOURNIE PAR LE TRIDENT

La Main est ici dépeinte dans toutes ses extravagances.

Quant au rôle d’Hosanna enfant, il est tenu en alternance par Josef Asselin et Philomène Robitaille. Ce personnage n’ouvrira la bouche qu’une seule fois, mais ce faisant, il offrira aux spectateurs un moment d’émotion inoubliable.

Avec sa mise en scène pleine de belles trouvailles (notamment aux décors), ses costumes flamboyants et son juste dosage d’humour et de drame, Hosanna ou la Shéhérazade des pauvres fait mouche. Une grande réussite qui, on l’espère, trouvera un chemin jusqu’à Montréal.

Hosanna ou la Shéhérazade des pauvres

Hosanna ou la Shéhérazade des pauvres

À partir de textes de Michel Tremblay, mise en scène de Maxime Robin, avec Luc Provost, Vincent Roy et six autres interprètes

Théâtre du Trident, Jusqu’au 7 octobre

8/10

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PHOTO VINCENT CHAMPOUX, FOURNIE PAR LA BORDÉE

La Bordée ouvre sa saison avec une pièce inspirée du film Pour la suite du monde.

Pour la suite du monde

Une réjouissante inventivité

Au Théâtre La Bordée, c’est un autre grand classique de la culture théâtrale qui est magnifié sur scène : il s’agit du film Pour la suite du monde, ce chef-d’œuvre du cinéma direct signé par Pierre Perrault, Michel Brault et Marcel Carrière.

La troupe théâtrale La Trâlée se spécialise dans le théâtre d’objets et a déjà adapté pour la scène des monuments du 7e art, dont Citizen Kane. Or, pour la première fois de son histoire, elle a accès à un grand plateau pour déployer toute son inventivité.

Et de l’inventivité, il y en a en quantité dans ce spectacle réjouissant : jeux d’ombres, théâtre d’objets, courts extraits du film et gros plans sont ici utilisés pour raconter l’histoire des habitants de L’Isle-aux-Coudres qui, en 1962, ressuscitent la pêche traditionnelle au marsouin pour l’équipe de l’ONF.

PHOTO VINCENT CHAMPOUX, FOURNIE PAR LA BORDÉE

Projections et objets animés font partie de l’arsenal utilisé dans la pièce Pour la suite du monde.

Sous la direction de la metteure en scène Lorraine Côté, les sept interprètes incarnent Grand Louis, Abel, Alexis et tous les autres qui ont fait de ce film un monument de la cinématographie québécoise. Pour ces insulaires, chouenner (discuter) est le sport national : ils le font avec une langue poétique et pleine de sève, parfaitement maîtrisée par les acteurs.

Toutefois, la pièce n’est pas qu’une transposition sur scène du film. C’est d’abord – et on dirait surtout – une pièce sur le film, où les personnages de Pierre Perrault et de ses acolytes prennent souvent la parole pour expliquer leur démarche.

Certains passages de la pièce prennent donc un ton didactique qui pourrait agacer les spectateurs, mais qui est rendu avec beaucoup de vivacité. Ceux qui ont vu le film et connaissent bien l’œuvre de ces trois pionniers apprendront peu de choses, mais les autres (en particulier ceux qui n’ont jamais vu le film) sortiront de la salle plus savants. Avec l’envie d’ajouter Pour la suite du monde (premier film canadien présenté à Cannes en compétition officielle) à leur filmographie personnelle.

PHOTO VINCENT CHAMPOUX, FOURNIE PAR LA BORDÉE

Le cinéaste Pierre Perrault (interprété par Amélie Laprise) est souvent convoqué dans la pièce.

On ne saurait passer sous silence la mise en scène de Lorraine Côté (qui signe aussi l’adaptation). Dans les mains des interprètes, une lanterne ou une patère prennent vie pour incarner l’un ou l’autre des insulaires, des grains de sable noir se transforment en fleuve Saint-Laurent, un panier de quête devient la tête de monsieur le curé… Des clins d’œil très ingénieux et fort divertissants.

Lorraine Côté a aussi choisi d’ajouter des segments plus actuels filmés à l’Isle-aux-Coudres. À l’instar de Perrault, Brault et Carrière, l’équipe de La Trâlée a demandé aux jeunes de l’île de ressusciter une tradition presque oubliée, celle de la Mi-Carême.

Parce que la suite du monde sera portée par ces jeunes qui ne doivent pas oublier leurs racines pour étendre leurs branches. Ce spectacle à la créativité débordante nous le rappelle avec brio, notamment dans une scène finale très touchante.

Pour la suite du monde

Pour la suite du monde

Adaptation et mise en scène de Lorraine Côté, avec sept interprètes

Théâtre La Bordée, Jusqu’au 14 octobre

7,5/10

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