Le 15 mars dernier, Robert Lepage triomphait au National Theatre à Londres lorsqu’il a dû plier bagage avec sa troupe, pour revenir au pays avant la fermeture des frontières. Depuis, le metteur en scène a vu tous ses projets immédiats de tournée mondiale annulés. Et le globe-trotter du théâtre québécois s’est cloîtré dans « sa prison dorée à Loretteville ». La Presse l’a joint par téléphone cette semaine.

La Presse :  Depuis 30 ans, vous êtes constamment en déplacement au Canada et à l’étranger. Trouvez-vous difficile de rester confiné et de ne plus voyager ?

Robert Lepage : Au début de ma quarantaine, je me sentais emprisonné dans une camisole de force ! Or, depuis quelques semaines, je me suis habitué. Je commence même à y prendre plaisir. Ça m’oblige à penser différemment, à travailler différemment. Je prépare la conception de projets de création qui étaient prévus pour plus tard. Je fais beaucoup de recherche. J’organise des réunions virtuelles avec des équipes de créateurs et de concepteurs. Ce que je trouve difficile, c’est le côté impersonnel des relations avec les collègues et les amis. De seulement se parler au téléphone ou par Zoom. C’est comme être obligé d’avoir des relations platoniques…

Avec votre compagnie, Ex Machina, vous deviez, entre autres, présenter Les 7 branches de la rivière Ota à Tokyo, en marge des Jeux olympiques. Qu’en est-il à l’heure actuelle des tournées des spectacles d’Ex Machina ?

Ça change presque chaque jour. Les tournées de mon solo 887 en Colombie, en Asie, en France ont été annulées. Ainsi qu’un gros projet de création avec le Japon ce printemps. Par contre, la production d’une pièce du répertoire russe avec le Théâtre des Nations à Moscou a été reportée en septembre 2021. En Europe, les choses vont sans doute repartir plus rapidement qu’ici. Les diffuseurs sont optimistes avec la relance : ils parlent de la réouverture des théâtres dès septembre. Leur optimisme repose sur le financement de la culture en Europe. Les artistes et producteurs européens n’ont pas du tout la même réalité économique qu’au Québec. Les festivals et les grandes compagnies ont les reins assez solides pour réduire la jauge des salles de 800 à 200 spectateurs, en respectant les directives sanitaires, et demeurer rentables. C’est plus facile de vivre d’espoir avec ces conditions.

Vous faites partie des signataires de la lettre ouverte du milieu théâtral, parue cette semaine, pour réclamer du gouvernement du Québec un plan urgent de relance. Croyez-vous que la ministre de la Culture est à l’écoute des demandes des artistes  ? Doit-elle davantage consulter les représentants du milieu ?

J’ai accepté de signer cette lettre principalement pour ouvrir le dialogue avec la ministre et les artistes. Bien sûr, ce n’est pas évident de rencontrer et de consulter tous les représentants des arts de la scène. De plus, les artistes sont très conscients des priorités du gouvernement par rapport à la santé publique. Or, je manque rarement les points de presse du « trio » à Québec. Et il remercie toujours les parents, les éducateurs, les commerçants, etc., pour leurs immenses sacrifices. Or jamais on ne mentionne les artisans du milieu culturel. Sauf quand il y a eu le spectacle-bénéfice à la télévision. On veut participer au mouvement de déconfinement. Or là, c’est comme si on se trouvait dans deux camps opposés. Ce qu’il ne faut pas. La pandémie devrait au moins nous faire comprendre une chose : tout le monde est dans le même bateau.

À Montréal, la codirectrice du Théâtre Aux Écuries, Marcelle Dubois, a annulé tous les spectacles prévus l’automne prochain. Elle dit avoir pris la décision de suspendre son volet diffusion « pour la santé mentale des artistes » ! Elle parle d’un « essoufflement majeur » des créateurs et des compagnies en marge. Sentez-vous aussi cette grande fatigue du milieu culturel au Québec ?

Oui, bien sûr. Mais ce serait malhonnête de dire que je la vis de la même façon qu’eux, parce que ma situation est plus confortable, et que les ressources financières de ma compagnie proviennent en grande majorité (autour de 80 %) de l’étranger.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Le théâtre de Robert Lepage, Le Diamant, à Québec

Reste que vous avez inauguré un théâtre dans le Vieux-Québec, Le Diamant, quelques mois avant le début de cette pandémie. Cette situation est précaire pour une toute nouvelle salle...

Oui, bien sûr, Le Diamant a de gros défis comme tout le monde. On est dans les limbes. C’est pourquoi, selon moi, la lettre d’Olivier Kemeid au gouvernement tombe à point. Au Diamant, on a fait des scénarios A et B, puis des scénarios C, D, E, F… et il n’y a pas assez de lettres dans l’alphabet pour dire tous les plans qu’on a envisagés, selon les disponibilités des artistes, des concepteurs, des techniciens… Tout ça crée une grande confusion au point que plus personne ne peut rien organiser.

Depuis le début de la crise et la fermeture des salles, beaucoup d’artistes et d’interprètes de la scène ont été choqués de se faire dire qu’ils devaient se « réinventer », utiliser davantage les médias numériques. Or, selon vous, les arts vivants ne peuvent pas se réinventer « complètement », parce que les créateurs dépendent de la rencontre avec le public. Ça ressemble à une impasse ?

C’est clair que le milieu perd des plumes et qu’on doit prendre conscience de la fragilité de notre métier. Toutefois, j’en ai marre d’entendre ce mot, « réinventer ». Faire évoluer notre pratique, trouver d’autres manières de diffuser nos œuvres, en attendant, je suis d’accord. Mais la captation numérique ne prendra jamais la place du spectacle « live ». Et Dieu sait que j’en regarde, depuis trois mois, des lectures de pièces avec de très grands acteurs sur des écrans, et ce n’est vraiment pas à leur avantage. Je n’ai pas de problème à réfléchir et à diffuser le théâtre via satellite, à proposer des spectacles préenregistrés en 2D, en extension, mais pas à la place du théâtre vivant.

Selon vous, le milieu des arts vivants est un peu le parent pauvre de la crise actuelle ?

Oui, dans le sens que le théâtre arrive à la toute fin de la queue. Après le tourisme, les musées, les livres et le sport. Pourtant, le monde sportif est très affecté comme celui du théâtre. On a en commun de rassembler des foules dans un même lieu. C’est beau, les captations avec des athlètes qui jouent dans des stades vides, mais ça n’a rien à voir avec un match en présence de leurs supporteurs. Le premier ministre Legault a reconnu cette semaine qu’il y a des gens dans les arts vivants qui ruent dans les brancards… Si au moins son gouvernement nous incluait dans la même catégorie que le sport et le divertissement. Mais il évite le sujet.

Or, pour sortir de la crise, il ne faut pas juste une prise de conscience des artistes, il va falloir que la solidarité du public se manifeste aussi. Il y en a, des festivals populaires et gratuits à Montréal. Le Festival d’été de Québec annulé, ce n’est pas juste une catastrophe économique, c’est une catastrophe culturelle ! À la fin de l’été, quand les citoyens vont comptabiliser le nombre de grands rendez-vous culturels annulés, ils vont ressentir l’immense perte, le manque. Les gens réaliseront alors que ce plaisir de se rassembler et de vibrer ensemble dans la rue, avec les arts vivants, c’est l’âme de leur ville.

Le gouvernement a été plus rapide à répondre aux demandes du Cirque du Soleil, avec son soutien financier sous forme d’un prêt de 200 millions de dollars US. Cela a insulté beaucoup d’artistes et de pigistes qui crèvent de faim… Qu’en pensez-vous ?

Vous remarquerez que ce n’est pas la ministre de la Culture qui en a fait l’annonce, mais le ministre de l’Économie. Le discours créatif, artistique, n’est pas attaché à la relance du Cirque par le gouvernement. Certes, il faut d’abord sauver le Cirque sur le plan financier, mais il faut surtout remettre cette machine créative en forme. Le Cirque du Soleil, ce n’est pas juste un plan d’affaires ; c’est d’abord un projet artistique.

Comment imaginez-vous le théâtre post-pandémie ? Craignez-vous pour son avenir ?

Le théâtre va revenir pas mal comme il était avant le coronavirus, mais avec une conscience différente des artistes… et surtout du public. Les gens vont avoir un regard différent pour lire nos œuvres. Un metteur en scène présentera une pièce, et des critiques et des spectateurs lui diront qu’il l’a montée pour parler de la pandémie, en référence à la COVID, même si ce n’était pas du tout son intention. Par exemple, depuis l’élection de Trump, plusieurs spectateurs ressortent des productions des œuvres de Shakespeare, persuadés que tel ou tel metteur en scène a ajouté des allusions au règne de Trump. Pas besoin ! Donald Trump est déjà un personnage shakespearien, plein de rage et de trahisons ! Trump, c’est Macbeth, Richard III, Coriolan, un peu Falstaff. Ce président a tous les traits des grands personnages de Shakespeare.

Parlant du Barde, une théorie est ressortie dans les médias pendant notre confinement planétaire. Elle avance que William Shakespeare aurait écrit Le Roi Lear, l’une de ses pièces les plus célèbres, confiné chez lui à Londres, lors de l’épidémie de peste bubonique, au début des années 1600. Vous y croyez ?

Je trouve cette théorie très intéressante. Or, dans la pièce, il n’est absolument pas question de la peste, sauf pour une allégorie dans une réplique de Lear à sa fille. Après l’actuelle pandémie, les auteurs ne se mettront pas à écrire « COVID et Goliath », sauf qu’ils seront probablement influencés par la crise, de manière oblique. 

Après la Seconde Guerre, Bertolt Brecht a créé Le cercle de craie caucasien. L’histoire ne se passe pas du tout en Allemagne après la guerre. Toutefois, dans le prologue du début, des personnages rassemblés dans la salle disent : « Maintenant qu’on doit reconstruire le pays, quelle fable allons-nous utiliser pour ne pas faire les mêmes erreurs, commettre les mêmes catastrophes ? » Puis, les personnages racontent leur propre histoire. J’ai comme l’impression qu’il y aura plusieurs nouveaux Roi Lear dans quelques années…