Depuis 10 ans, les femmes – en particulier les jeunes – prennent une place de plus en plus grande dans les productions théâtrales, et ce, tant comme dramaturges que comme metteures en scène. Tous les panélistes interrogés, ou presque, l’ont noté.

La voix des femmes se fait entendre

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Alexia Bürger, metteure en scène

« Les femmes de théâtre sont de plus en plus présentes et de plus en affirmées, estime Marie Gignac, directrice artistique du Carrefour international du théâtre, à Québec. Leur parole est décomplexée, qu’elles parlent de leur réalité ou de leur intimité, qu’elles prennent position ou encore qu’elles dénoncent le harcèlement et l’injustice. »

Au cœur de ce mouvement, quelques noms de metteures en scène reviennent. Alexia Bürger d’abord : « la grande vague que personne n’a vue venir », avec sa « rigueur exceptionnelle » ainsi que sa « vision claire et intelligente », selon Frédéric Dubois, directeur artistique de la section française de l’École nationale de théâtre. À propos d’Angela Konrad, le metteur en scène et professeur Eric Jean écrit : « L’artiste du milieu théâtral la plus marquante de la décennie, toutes fonctions confondues. À la fois ludique et recherché, son style tout à fait personnel transporte, déstabilise et provoque. » Catherine Vidal s’est aussi fait remarquer. La comédienne, dramaturge et metteure en scène Marie-Christine Le-Hûu vante « ses instincts forts et justes qui font qu’elle magnifie et questionne les œuvres sans les dénaturer ».

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Angela Konrad, metteure en scène

Signe que la présence accrue des femmes ne sera pas passagère, Martin Faucher, directeur artistique du Festival TransAmériques (FTA), souligne l’apparition des mots autrice et metteuse/metteure en scène. « Ces termes ont surgi ces dernières années afin de rendre visible la présence féminine pour ces postes clés dans la chaîne de la création théâtrale. » Mais une chose demeure, dit-il : ces femmes « sont encore sous-représentées sur nos scènes québécoises, surtout sur les grands plateaux ».

Tous et toutes s’accordent en effet pour dire qu’il reste encore du chemin à parcourir sur la route de l’équité. À preuve, une étude récente des Femmes pour l’Équité en Théâtre démontre qu'au cours des deux dernières saisons, seulement 29 % des mises en scène ont été confiées à des femmes dans les théâtres francophones de Montréal et de Québec. En ce qui concerne les textes, les femmes avaient signé seulement 31 % des productions théâtrales pendant la même période.

Le théâtre devient documentaire

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Annabel Soutar, qui a fondé la compagnie Porte Parole

Autre tendance lourde relevée par nos experts : l’épanouissement du théâtre documentaire. « Ce style théâtral connaît actuellement son âge d’or, dit Eric Jean, qui est aussi codirecteur artistique du théâtre Les 2 Mondes. Le documentaire a toujours été important au Québec, mais pendant des années, il n’a véritablement existé qu’à travers la lentille d’une caméra. C’est donc un phénomène marquant de la dernière décennie théâtrale qu’autant d’artistes se soient tournés vers ce que l’on pourrait presque qualifier de nouvelle discipline. »

« Le théâtre documentaire s’impose dans notre espace théâtral comme un lieu d’observation du monde […] rappelant avec brio que le théâtre peut être cette agora nous permettant de réfléchir collectivement », estime Marie-Christine Lê-Huu.

Plusieurs spécialistes ont souligné le travail de la compagnie Porte Parole, fondée par Annabel Soutar, qui nous a offert notamment Fredy, Tout inclus et, bien sûr, J’aime Hydro. « À la lumière de ces spectacles importants, rarement le théâtre québécois ne m’aura autant branché sur ma société », lance d’ailleurs l’auteur Simon Boulerice.

Luce Pelletier souligne aussi « le beau parcours en théâtre documentaire » d’Alexandre Fecteau (Le NoShow et Hôtel-Dieu). Sophie Pouliot, présidente de l’Association québécoise des critiques de théâtre, renchérit : « Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier (Pôle sud) parlent plutôt de documentaires scéniques, mais il reste qu’ils, ainsi que des dramaturges comme Anne-Marie Olivier (Faire l’amour) ou des metteurs en scène comme Nancy Bernier (Ici) et Christian Lapointe (Constituons !), puisent à même la parole des citoyens pour créer des œuvres théâtrales. »

Les bombes que furent SLĀV et Kanata

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Manifestation organisée par
Black Lives Matter qui conteste
le spectacle de chants d’esclaves SLĀV, en juin 2018

La polémique entourant ces deux œuvres a embrasé la société québécoise à l’été 2018. « Soudainement, ont été portées à la vue de tous, même ceux pour qui le théâtre était une chose poussiéreuse, ennuyeuse, voire ignorée, les notions de racisme systémique, d’appropriation culturelle, de diversité culturelle, de décolonisation des arts, de privilèges de l’homme blanc [la composition de ce panel à forte majorité blanche en est le témoin] », avance Martin Faucher. 

Quant à Marie-Christine Lê-Huu, elle estime que le milieu vit « une transformation de fond qui génère une remise en question de nos schémas mentaux et invite à la création de nouveaux récits collectifs qui restaurent à chacun sa juste place ». 

Selon la femme de théâtre, la polémique a été un signal d’alarme pour donner « une meilleure représentativité des genres et des différences ethnoculturelles au sein de l’espace théâtral ». « Une remise en question fondamentale s’est lentement imposée à la communauté et aux diverses structures de diffusion et de soutien dans la dernière décennie. Il s’agit d’une transition toujours en route, mais dont la mise en marche aujourd’hui appelle de nouveaux espaces de dialogue et de réflexion. »

De son côté, le directeur du FTA écrit que si « une éthique nouvelle de la pratique théâtrale québécoise prévaut dorénavant […], cette nouvelle éthique fragilise toutefois le droit à l’imaginaire, à la puissance de la fiction, réduit les nuances de la pensée critique ». « Désormais, une certaine rectitude artistique plane, un mystérieux tribunal populaire condamnant des œuvres avant même que celles-ci aient été créées risque de surgir à tout moment sur les réseaux sociaux », conclut Faucher. 

Nos spécialistes

Martine Beaulne, comédienne, metteure en scène et enseignante de 2006 à 2015 à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM
Simon Boulerice, auteur, chroniqueur et dramaturge
Frédéric Dubois, metteur en scène et directeur artistique de la section française de l’École nationale de théâtre
Martin Faucher, metteur en scène, codirecteur général et directeur artistique du Festival TransAmériques
Marie Gignac, comédienne, dramaturge, metteure en scène et directrice artistique du Carrefour international du théâtre de Québec
Eric Jean, metteur en scène, professeur et codirecteur artistique du théâtre Les 2 Mondes
Marie-Christine Lê-Huu, dramaturge, comédienne, metteure en scène
Luce Pelletier, metteure en scène et coordonnatrice du département d’interprétation de l’École de théâtre du cégep de Saint-Hyacinthe
Sophie Pouliot, présidente de l’Association québécoise des critiques de théâtre et membre du comité de rédaction de la revue Jeu
Florent Siaud, metteur en scène et cofondateur de la compagnie Les songes turbulents