Marie Tifo roulait entre Mont-Saint-Hilaire et Montréal au volant de sa vieille CRV. Elle en profitait pour se mettre en bouche et en mémoire les mots de Speak white, le mythique poème de Michèle Lalonde, en prévision du retour de Poésie, sandwiches et autres soirs à la Cinquième salle dans le cadre du Festival de la littérature (FIL). Marie avait accepté avec enthousiasme l'offre du metteur en scène Loui Mauffette, mais sans trop savoir si Speak white était encore d'actualité.

Et puis subitement dans sa voiture, les mots de Michèle Lalonde lui sont rentrés dedans comme des petits poignards. Et alors qu'elle répétait: «Speak white/de Westminster à Washington relayez-vous/Speak white comme à Wall Street (...) et comprenez notre parler de circonstance/quand vous nous demandez poliment/how do you do/et nous entendez vous répondre/we're doing all right/we're doing fine/we are not alone ...» subitement en entonnant ces mots, lui est apparu son père Marcel Thiffault, électricien à l'Alcan de Chicoutimi, forcé de «speak white» à ses boss pendant 40 ans. L'image de cet homme humilié, qui a plié l'échine toute sa vie, mais qu'elle aimait tant, lui a brisé le coeur. Sans crier gare sur la route 116, Marie Tifo a éclaté en sanglots.

Elle me raconte la scène trois semaines plus tard au Café du Monde, entre deux répétitions. Elle me la raconte sans s'apitoyer sur elle-même, mais avec un sourire étonné comme si elle n'en revenait pas d'avoir pleuré, elle, la femme forte et indépendante, qui roule en tracteur sur son immense terrain à Mont-Saint-Hilaire et met cinq heures à tondre le gazon, elle, la battante qui a toujours refusé de céder au découragement, elle, la bénévole qui, tous les lundis et mardis, cuisine pour les déficients intellectuels de l'Arche de Jean Vanier. Cette femme forte, à l'épreuve de tout, venait d'être touchée en plein coeur. «Parce que ce texte est non seulement incroyablement fort, mais complètement d'actualité», explique-t-elle avec fougue.

Marie et Pierre, Pauline et Gérald

Speak white est tellement d'actualité que pendant que Marie martèlera les mots meurtris de Michèle Lalonde ce soir, l'homme de sa vie, le député de Borduas, Pierre Curzi, en fera autant au Centre Pierre-Charbonneau, au spectacle de la Coalition contre la loi 103. Un pur hasard, plaide-t-elle, en expliquant que les deux se voient si peu souvent qu'ils oublient parfois de se parler des projets sur lesquels ils travaillent.

La politique a fait en sorte que l'homme de sa vie vit à Québec et ne revient que la fin de semaine à la maison. «C'est un choix qu'il a fait et que j'ai fait avec lui en acceptant d'embarquer pleinement dans sa quête et ses désirs. Ce qui nous sauve, ce sont nos plages d'amoureux où on part en voyage ou sur la route comme cet été. Reste que pour un couple, cet éloignement n'est pas toujours évident.»

À cet égard, Pierre et Marie seront très bien placés pour lire demain soir, dans le cadre du FIL, les correspondances de Pauline Julien et de Gérald Godin parues le printemps dernier sous le titre La renarde et le mal peigné.

De prime abord, le lien entre ces quatre-là va de soi. L'art, la politique, l'engagement, le combat pour la souveraineté du Québec, autant de thèmes que les quatre ont en commun. Et puis Pierre et Marie ne sont-ils pas un peu les Gérald et Pauline des années 2000? En apparence peut-être, mais en entrant dans les lettres et dans la tête de Pauline Julien, Marie a découvert qu'il y avait un monde entre elle et celle qu'on appelait la passionaria du nationalisme québécois.

«La constante entre ces deux-là, c'est l'éloignement. Ils ne se voient jamais, vraiment jamais, mais ils s'écrivent tout le temps, raconte Marie. Leur histoire d'amour commence alors que Gérald est un tout jeune homme de 24 ans. Pauline, elle, a déjà 34 ans. Dans les lettres de Gérald, il y a toujours une vision du pays alors que chez Pauline, les préoccupations sont d'ordre intime ou professionnel. Pauline est très angoissée par sa carrière. Nous sommes différentes à cet égard. D'abord, je suis une fille de la terre. J'adore mon métier mais j'ai un attachement très profond aux valeurs de la famille. Et surtout, je ne suis plus capable de faire passer ma carrière avant ma famille. Je l'ai déjà fait, mais c'est souffrant et comme je ne suis pas douée pour la souffrance, j'ai choisi de me définir autrement que par mon métier.»

Ne pas trop souffrir

Au moment où elle relisait les lettres de Pauline, avec la conscience aiguë de sa fin, alors qu'elle avait perdu les mots et fini par perdre le goût de vivre, Marie perdait une amie d'enfance. Pauline Lapointe avait 60 ans, le même âge que Marie, quand elle a été emportée par un cancer il y a deux semaines «Quand c'est des gens de ta génération qui commencent à s'en aller, c'est dur, mais qu'est-ce qu'on peut y faire? Rien sinon espérer qu'on ne souffrira pas trop. Moi, ma seule hantise c'est de perdre ma mobilité. J'ai besoin de bouger et d'habiter mon corps pour vivre.»

Il y a 30 ans, quand Marie Tifo est arrivée à Montréal, non seulement elle bougeait beaucoup, mais elle tournait tout le temps. «J'étais ben populaire dans les années 80. J'étais la femme nouvelle, indépendante. Je tournais minimum deux films par année. Dans ce temps-là, t'as pas envie d'aller voir ailleurs. Je ne regrette pas de ne pas avoir fait une carrière en France. Je regarde Marie-Josée Croze. Elle joue des Françaises, c'est formidable. Mais moi, j'avais moins besoin de rayonner que de m'inscrire dans notre histoire et notre dramaturgie.»

Il y a 30 ans, Marie Tifo était à l'écran l'image même de la Québécoise de 30 ans. Mais à 60 ans, elle est l'image de quoi? «De rien, répond-elle. Aujourd'hui, quand on met une femme de 60 ans à l'écran, elle a nécessairement les cheveux courts, gris et frisottés. C'est une madame. Moi, avec mes cheveux longs, je suis weird, je détonne. Ils ne savent plus quoi me faire jouer.»

Elle s'empresse d'ajouter que le déclin des offres de cinéma et de télé a des avantages. Comme de pouvoir partir en Italie en pleine rentrée et de se retrouver seule sur les planches du Piccolo Teatro di Milano, mythique théâtre qui a vu défiler les plus grands, pour jouer le personnage de Marie de l'Incarnation dans La déraison d'amour, dans une mise en scène par Lorraine Pintal.

Du 1er au 3 octobre, dans ce premier théâtre public italien de l'après-guerre, Marie redeviendra cette femme sans âge qui vit d'amour et d'extase en s'abandonnant à Dieu. Marie avoue que c'est un immense privilège que d'être invitée dans ce lieu porteur de tant d'histoire. Mais ce qui lui fait le plus plaisir, c'est que le soir de la première, son amoureux sera dans la salle. Pour un soir, la politique n'aura pas le premier rôle. Et la seule prière qui résonnera après la tombée du rideau sera Je vous salue Marie...

Poésie, sandwiches et autres soirs qui penchent, à la Cinquième salle de la PdA, aujourd'hui à 16h et 20h30. La renarde et le mal peigné, à la Cinquième salle, demain à 16h.