Quelques centaines de passionnés verront demain Le sang des promesses, oeuvre de Wajdi Mouawad qui s'étend sur près de 12 heures et point d'orgue d'une saison théâtrale marquée par plusieurs pièces fleuves. La proposition a quelque chose d'anachronique à l'heure de Twitter et des capsules de web télé. Quel plaisir les acteurs - et les spectateurs! - peuvent-ils bien trouver à participer à ces folles équipées?

Ivo Van Hove a passé pour fou quand il a annoncé que son spectacle Tragédies romaines se déploierait sur près de six heures. À Amsterdam comme à Montréal, les représentations théâtrales durent en moyenne 90 minutes et ne s'embarrassent pas d'un entracte. Le directeur artistique du Toneelgroep estime toutefois que les spectateurs sont capables d'en prendre plus. Plusieurs heures de plus.

 

La saison théâtrale qui s'achève lui donne raison. En août, le Théâtre des Fonds de tiroirs présentait avec succès une version «courte» de la fresque Vie et mort du roi boiteux de Jean-Pierre Ronfard. Durée: huit heures. La version définitive de Lipsynch, de Robert Lepage, d'une durée de neuf heures, récoltait à son tour les éloges en mars dans un Théâtre Denise-Pelletier fraîchement rénové. Le week-end dernier, c'était au tour de Tragédies romaines (six heures) de créer l'événement.

«Je crois que notre capacité à supporter ce genre d'expérience est ancrée très profondément dans notre ADN», affirme Ivo Van Hove, faisant référence aux tragédies de la Grèce antique qui pouvaient s'étendre sur plusieurs jours. Wajdi Mouawad n'ira pas jusque-là, mais presque: il présente sa trilogie Le sang des promesses (Littoral, Incendies et Forêts) demain dans un spectacle d'une durée de 12 heures et en propose la conclusion lundi, avec Ciels.

Jouer à contretemps

«Même si ce n'est pas l'intention de créateurs que de faire un pied de nez à la société de consommation, pour moi, c'est ce que ça donne, affirme Emmanuel Schwartz, comédien proche de Wajdi Mouawad et qui joue dans Le sang des promesses depuis près d'un an. Quand je commence le spectacle, j'ai vraiment l'impression d'aller dans le sens contraire de notre époque, d'allonger la durée de cette journée-là.»

Anne-Marie Olivier, qui interprétait Catherine Ragone dans Vie et mort du roi boiteux et qui s'apprête à jouer dans Le sang des promesses à Paris cet automne, compare l'expérience à ces moments où, en amour, le temps semble suspendu. «Il se passe quelque chose de cet ordre-là, suggère-t-elle. On arrête le temps pour qu'il y ait communion. C'est infiniment précieux, mais il faut que le spectacle transporte.

«On peut vraiment aller plus en profondeur et plus dans la nuance», dit encore la comédienne. «Je pense que c'est une manière d'aller au bout d'un geste artistique, affirme pour sa part Emmanuel Schwartz. Regarder un créateur aller au bout de son art, c'est très important pour moi. Je voulais à tout prix participer à un spectacle comme celui-là.»

Performance athlétique

Jouer dans un spectacle de 6 ou 12 heures exige un engagement total de la part du comédien. Gisèle Bernard, une amatrice de théâtre qui a assisté à plus d'un spectacle fleuve de Robert Lepage dont Lipsynch, compare d'ailleurs la performance des acteurs à celle des athlètes olympiques.

«Il y a une mise en forme qui est nécessaire, confirme Anne-Marie Olivier. C'est vraiment une gestion d'énergie. Il faut s'assurer d'avoir de la présence jusqu'à la fin et même plus. Il y a un côté athlétique qui m'intéresse.»

Pour Emmanuel Schwartz, le défi est moins d'ordre physique que psychologique. «Il faut vraiment plonger dans la fiction et accepter qu'on va y vivre pendant une journée, dit-il. Ce qui est le plus difficile pour nous, acteurs, c'est de décrocher après le spectacle. Rester à l'intérieur, ce n'est pas si compliqué.»

Une fois le spectacle assimilé, une aisance s'installe. Pendant Tragédies romaines, entre deux scènes, un des comédiens a pris le temps de pianoter sur un ordinateur. «On va parfois lire nos courriels», admet Rick Miller, qui tient plusieurs rôles dans Lipsynch et qui compare ce genre de performance à une journée au bureau «avec des réunions intenses et des accalmies».

«Le public travaille beaucoup plus fort que nous, insiste l'acteur. Surtout dans les villes où les spectateurs doivent suivre la pièce en lisant les sous-titres. Ce genre de spectacle exige beaucoup de l'assistance.»

Spectateur engagé

«Exigeant? C'est un grand mot», juge Gisèle Bernard. Elle admet néanmoins ne pas aborder une pièce de 9 heures comme une autre de 90 minutes. Il faut penser aux collations et au repas. S'assurer d'être en forme et prendre un petit café avant le premier acte. Comme quoi il ne faut pas négliger l'engagement du spectateur.

«J'ai plus de plaisir à voir une longue pièce parce que c'est une expérience totale. C'est physique, d'une certaine manière», affirme Marc-Yvon Arsenault, qui a assisté à Lipsynch et Tragédies romaines cette année. Il convient que d'assister à du Shakespeare en néerlandais «augmente le défi», mais qu'il a vécu une soirée «magique».

«L'écoute change d'heure en heure. On le sent, qu'il y a des moments creux et des moments forts. Ce qui est étonnant, merveilleux et parfois dommage. Il y a souvent moins d'acuité dans l'écoute durant le dernier morceau d'une longue représentation», observe toutefois Emmanuel Schwartz.

Peu importe le défi présumé, une chose demeure: un spectacle fleuve est une expérience qui transcende les limites de la scène. «Ce sont les seules fois où j'ai reçu des félicitations de la part des acteurs, souligne Marc-Yvon Arsenault. Je les ai sentis m'applaudir et me remercier d'être resté attentif aussi longtemps. Ça m'a ému. C'est une expérience qui est partagée. On le fait ensemble ce marathon-là.»

Le sang des promesses, demain à midi, au Théâtre Maisonneuve. Ciels, de lundi à vendredi, à 19h, au Théâtre Jean-Duceppe.