Même sans l’avoir ouvert, le nouvel opus de Patrick Senécal pourrait horrifier certains lecteurs. Car c’est une brique de 631 pages bien tassées qui est lancée dans la mare littéraire populaire. Mais n’ayez crainte, puisqu’il n’est pas question d’un essai abscons aux tournures torturées, mais bien du rythme haletant et léger, mais non dénué de critique sociale, auquel l’auteur nous a habitués.

Le pavé en question, donc, nous conte en détail le déroulement d’une « expérience » de psychologie sociale menée par deux chercheurs et financée par un mécène à la sauce MAGA. L’idée : mettre en vase clos 12 volontaires provenant d’horizons contrastés, censés jouer des naufragés sur une île déserte, et contraints de désigner au fur et à mesure ceux qui devront quitter l’aventure, jusqu’à ce que le groupe se fonde en un trio, base d’une nouvelle société. Le tout est filmé et analysé par les psychologues, lesquels espèrent que l’expérience fera avancer la connaissance de la psyché humaine. Oui, tout cela ressemble à un concept de téléréalité – ce qui ne manque pas d’irriter son instigateur, convaincu de la pertinence scientifique de la chose.

Le profil des cobayes envoyés vers l’île isolée ? Un prêtre moralisateur, une policière dépressive, un médecin mononcle en fauteuil roulant, une avocate divorcée, un comédien raté et naïf, une agronome immigrante en amour avec le Québec, un prof de philo aux principes troubles, un ancien pêcheur à la rigueur inflexible, une jeune étudiante woke à l’os, un ingénieur accro au cannabis, une écrivaine égocentrique et une aînée au passé trouble. Tous s’imaginent passer une semaine tranquille aux frais de la princesse, mais, inéluctablement, tout va dérailler.

Sanglantes caricatures

En marge de la prémisse que l’on devine sanglante, Civilisés est parsemé d’injections humoristiques, distillées au gré de la narration, des attitudes ou des propos des personnages, pour aboutir à un roman tragi-comique où grimaces de dégoût, frissons de suspense et éclats de rire se succèdent, ou jaillissent simultanément. Bref, on retrouve la saveur de la série Malphas, avec les caricatures à gros traits de ces 12 rats de laboratoire et de leurs encadrants. Chaque participant endosse ainsi un rôle de représentation sociale, mais puissance mille, au point d’en devenir risible : le mononcle est champion de mononclitude, la woke s’avère spectaculairement woke, etc.

À cette galerie de bouffonneries s’ajoutent des interventions du narrateur, qui prend un malin plaisir à défoncer le quatrième mur à coups de masse, laissant transparaître le squelette de l’histoire et ses ressorts littéraires.

Exemple : « Malgré ces explications, nous entendons toujours certains d’entre vous s’offusquer : révéler cette scène à la fin, c’est de la malhonnêteté narrative ! Absolument pas. C’est de la pirouette narrative, ça, oui. De la manipulation d’information, sans l’ombre d’un doute. Si cela scandalise ou agace certains d’entre vous, nous en sommes désolés. »

Attention, entre les chapitres de scènes et de dialogues grotesques sont évidemment glissées quelques pages atrocement aiguisées. Sporadiques, mais concentrées pour en décupler l’effet, elles font mouche en coiffant de longs passages de tension soutenue. On s’en doutait, des têtes vont rouler.

Rien de gratuit, puisque cette « expérience » en plein dérapage met à nu des mécaniques sociales soufflantes et nous dicte, en sous-texte et au-delà de la caricature, des travers inquiétants de la psychologie humaine. Bref, mettez Squid Game, Survivor et l’expérience de Milgram dans un mélangeur, ajoutez du sang, une tranche d’humour noir et vous aurez une idée de la recette de ces soi-disant Civilisés.

Civilisés

Civilisés

Alire

631 pages

8/10