Antoine Charbonneau-Demers souhaitait écrire son Da Vinci Code. Le voici plutôt de retour avec un puissant Roman sans rien, qui contient pourtant plein de choses.

Comment ça va ? Antoine Charbonneau-Demers accueille notre simple question, banale, par un silence, puis un soupir, avant de replacer ses longs cheveux derrière son oreille une fois, puis une deuxième. Nous sommes alors à un jour de la publication de Roman sans rien.

« Je me dévoile dans tous les livres », dit l’auteur de Coco, Good Boy et Daddy, une œuvre doucement déroutante, parmi les plus maîtrisées des 10 dernières années en littérature québécoise, « mais avec celui-là, je me sens davantage démuni. Les entrevues me stressent, la réception me stresse. Je ne me sens pas entièrement bien ».

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Antoine Charbonneau-Demers

Antoine hésite, commence une phrase, s’interrompt, reprend, recule, replace ses cheveux. Et crève enfin l’abcès. « C’est un livre dont j’ai un peu honte, confie le jeune trentenaire. Pas dans le sens qu’il n’est pas bon. Mais j’ai honte de ce qu’il montre de moi. C’est comme lorsque tu relis ton journal intime de quand tu avais 12 ans, sauf que je n’ai plus 12 ans et que c’est moins drôle. »

Divisé en deux parties, Roman sans rien s’ouvre sur un « Premier livre », le récit essentiellement autobiographique, à l’écriture froidement minimaliste, des voyages de par le monde auxquels s’adonne un auteur, au gré des amants chez qui la baise s’avérera plus souvent triste, voire pénible, qu’euphorique.

Il terminera sa course, aux abois, dans un centre de méditation réputé pour son exigeant ascétisme, Vipassana, où il sera foudroyé par une manière d’épiphanie : il lui faut publier un « livre de madame, un livre avec un verger sur la couverture, un livre d’été, un livre d’aéroport, un livre de chez Costco, un livre écrit comme une mauvaise traduction [...] ».

Le « Deuxième livre », lui, se déploie comme une sorte de réponse oblique au premier, sous la forme d’une satire du monde des coachs de vie et des marchands de rédemption, à l’instar de ce Wayne Walters, l’auteur de Just Ask for a Miracle, que révère Paris Dulove, l’alter ego d’Antoine.

« J’ai voulu faire un Da Vince Code, explique-t-il en riant, mais je sais que c’est raté. »

Pauvre Bambi

Et c’est ainsi que se profile à travers ces pistes multiples une réflexion sur le pouvoir salvateur de la littérature. De passage à Nice, un homme demandera à Antoine au sujet d’un de ses livres : « Pauvre Bambi, ça t’est arrivé à toi, tout ça ? »

« Aucun journaliste, aucun animateur, aucune amie proche, aucun membre de ma famille, pas même mon éditeur n’a osé me poser [cette] question, se désolera-t-il. Ils voient “roman” écrit sous le titre et ça les libère d’un fardeau. »

Mais l’Antoine de la vraie vie ne préfère-t-il pas établir une frontière étanche entre ses narrateurs et lui, même si, depuis Good Boy (2018), ils lui ressemblent tous beaucoup ?

« C’est vrai que les auteurs ont beaucoup dit qu’ils voulaient être séparés de leur œuvre, admet-il. J’ai toujours pour ma part voulu dire quelque chose à propos de moi dans mes livres, obtenir une empathie, un soutien. Et la réalisation que je fais aujourd’hui, c’est qu’écrire un roman, comme appel à l’aide, c’est voué à l’échec, c’est une façon détournée de dire les choses. »

C’est dans un désir d’être compris que je me suis rapproché de la biographie, mais dans ce livre, mon personnage se rend compte que sa démarche ne fonctionne pas et repasse à la fiction.

Antoine Charbonneau-Demers

Il y a un vide chez l’alter ego d’Antoine Charbonneau-Demers qu’il tentera de remplir grâce à du sexe effréné, grâce à l’écriture de soi et grâce à la méditation, mais ce vide refusera de se résorber. Personne, jamais, ne cognera à sa porte pour venir miraculeusement le délester de tout ce qui le taraude, dont ces mystérieux problèmes de santé, se présentant sous la forme d’une ombre entre ses omoplates.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Antoine Charbonneau-Demers

« Mon personnage a un besoin d’attirer l’attention, d’être vu, que j’ai moi aussi, mais je ne sais pas comment ça pourrait se traduire pour que je sois satisfait, avoue-t-il. Je ne sais pas ce que j’espère des gens et je pense qu’on est nombreux dans cette position-là. »

Une sexualité souvent brutale, ou du moins entièrement dénuée de tendresse, occupe de nouveau une place majeure dans ce roman : « Parce que c’est tout ce que mon personnage vit, explique Antoine Charbonneau-Demers, mais également parce que c’est dans les scènes de sexualité que l’humanité de mes personnages est dévoilée. Les rapports de pouvoir aussi. »

La prison de l’autofiction

Antoine Charbonneau-Demers, en échouant à s’extraire des mains ratoureuses de l’écriture de soi, qui le tiennent en otage, signe donc encore une fois un livre fascinant, d’une vulnérabilité qui frôle la cruauté envers lui-même. Un livre possédant cette qualité trop rare, qui traverse toute son œuvre, de laisser ses lecteurs fabriquer leur propre sens.

Écrire un roman sans rien, une commande de son amant à laquelle il cédera, s’avérera impossible, parce qu’écrire, peu importe comment, c’est déjà s’opposer au rien. « J’ai tout fait ça pour lui plaire, lance-t-il, à moitié dépité, à moitié amusé, pour qu’il me dise à la fin que c’est raté. »

Mais il y a des ratages plus beaux que d’autres – celui-ci est magnifique – et s’il s’exprime aussi franchement sur son rapport tortueux à l’écriture, c’est sans doute moins parce qu’il est le seul à le vivre ainsi que parce qu’il refuse de maquiller ses angoisses.

« On parle souvent des raisons nobles d’écrire, observe-t-il, et moi, je te le dis, les raisons qui me poussent à écrire ne sont pas très nobles. C’est pour mon intérêt personnel. »

Roman sans rien

Roman sans rien

VLB

376 pages