Ce Goncourt inattendu, élu au 14e tour, en a peut-être surpris plusieurs qui s’attendaient à voir le roman d’Éric Reinhardt ou encore celui de Gaspard Koenig remporter le prix. Mais à sa lecture, on ne manque pas de déceler un charme indéniable. C’est le genre de roman à la beauté classique et au style indémodable, qu’on lira sans aucun doute avec le même plaisir dans 10 ou 20 ans. Une écriture dont la musicalité poétique n’est pas sans rappeler celle d’Éric Chacour dans Ce que je sais de toi.

En 1986, dans un monastère italien, un vieil homme s’apprête à rendre son dernier souffle. On comprend qu’il se trouve là depuis 40 ans, pour « veiller sur elle ». Qui est celle derrière ce pronom ? C’est ce qu’il entreprend de raconter, sur plus de 500 pages, en remontant jusqu’en 1916.

Son père, qui lui a enseigné à tailler la pierre, vient alors de mourir. Sa mère ne peut faire autrement que de l’envoyer chez un oncle en Italie, d’où la famille a émigré pour chercher du travail en France. Mais il s’avère que cet homme n’est ni son oncle véritable ni un homme bienveillant, et il le fera travailler comme un esclave. Le jeune Mimo possède pourtant un talent rare. Le genre de talent qui pourrait faire de lui un sculpteur de génie, comme l’avait prédit sa mère avant même sa naissance.

Dans ce petit village du Piémont où il atterrit règne la grande famille Orsini ; il y fait la connaissance de Viola Orsini, fille du marquis à la fois rebelle et d’une grande intelligence, qui l’entraîne dans ses projets les plus fous. Alors que Viola ne peut aspirer qu’à servir d’épouse, dans un mariage stratégique qui permettra à sa famille d’étendre son pouvoir, Mimo est vendu à un sculpteur de Florence et se voit contraint de s’éloigner. Pendant des décennies, il partira et reviendra dans la petite ville italienne de Pietra d’Alba où l’attendra celle qui s’est déclarée sa « jumelle cosmique » depuis leur première rencontre.

Tout au long de ces années, on suit leur « amitié effilochée, maintes fois rapiécée », à mesure que Mimo s’affranchit de ses maîtres et devient l’artiste dont tout le monde s’arrache les œuvres, instrument entre les mains d’une riche famille à une époque où l’on se sert de l’art pour asseoir son influence. « C’était l’époque où les gares étaient belles. Celle-ci l’était d’autant plus qu’à quelques rues, la mer commençait. Quatre ans plus tôt, la Méditerranée était pour moi une étendue d’eau bleue. Grâce à Viola, elle se couvrait désormais de routes en pointillés, donnait la vie, prenait la vie, couvait tornades et séismes, séismes dont Viola pouvait réciter les douze degrés sur la fameuse échelle de Mercalli », écrit Jean-Baptiste Andrea.

Entre Rome, Florence et le Piémont, on découvre un pays en pleine transformation politique et économique, marqué par la montée du fascisme, la violence des Chemises noires, les relations incestueuses entre pouvoir et clergé et la construction effrénée de bâtiments et de routes sous les ordres d’un Mussolini avide de redonner à l’Italie sa grandeur. Une toile de fond grandiose qui tisse un roman magnifique, sur l’amour impossible, la fragilité de l’art et les secondes chances.

Veiller sur elle

Veiller sur elle

L’iconoclaste

580 pages

8/10