Nos critiques de bandes dessinées d’ici et d’ailleurs.

Peinture sociale

Tout le bien qu’on a pensé du premier tome du diptyque Harlem, du bédéiste québécois d’origine française Mikaël, est confirmé par l’album qui boucle la boucle. Une fois de plus, les scènes de rues sont éloquentes et les personnages, d’une grande expressivité. Ce qu’on remarque davantage quand on a la vue d’ensemble, c’est l’habileté du scénario, basé sur la vie de Stéphanie St. Clair, femme gangster d’origine antillaise qui a dominé le nord de Manhattan, tenant tête aux bandits juifs et italiens au début du siècle dernier. Mikaël ne prétend pas raconter toute la vérité, que la vérité, il cherche d’abord à évoquer une réalité, celle des immigrants, des exclus. Queenie, comme l’appelaient les habitants de Harlem, travaillait pour son propre profit, mais défendait aussi sa communauté, aidait notamment les femmes de celle-ci. Et au-delà de la fascination que peut exercer le personnage, c’est son ancrage dans son quartier, dans une époque, dans la violence d’une ville, montrée et dite aussi d’une manière qui pourrait choquer quelques oreilles, qui fait que l’œuvre se démarque.

Harlem, tome 2

Harlem, tome 2

Dargaud

64 pages

8/10

Un autre regard sur le FLQ

Chris Oliveros, fondateur de la librairie et des éditions Drawn & Quarterly, fait un geste courageux en se plongeant dans l’histoire du Front de libération du Québec (FLQ). Sans dire que son regard est « anglo », il affiche une sensibilité certaine pour la communauté qui s’est sentie attaquée par les jeunes extrémistes de la lutte pour l’indépendance du Québec. Mourir pour la cause s’intéresse à la naissance du FLQ à travers trois personnages : Georges Shoeters, François Schirm et Pierre Vallières, personnages autour desquels gravitent d’autres noms qui ont marqué l’histoire, notamment Raymond Villeneuve, qui a même fondé, au lendemain du référendum de 1995, le Mouvement de libération nationale du Québec. Oliveros raconte les premiers coups d’éclat et les premières bombes, en restant proche des personnages, qu’ils soient du côté des felquistes ou de celui des victimes innocentes de ce conflit qui allait exploser en 1970. Un travail d’équilibriste réussi et bien servi par son style évocateur.

Mourir pour la cause

Mourir pour la cause

Pow Pow

176 pages

8/10

Retour à l’enfance

Charles Berberian (Monsieur Jean, avec Philippe Dupuy) marche dans ses propres pas à l’occasion d’un séjour à Beyrouth, au Liban, où il a passé une partie de son enfance. « Remonter les souvenirs ou les rues, c’est le même mouvement. Le réseau d’un plan de ville ou le labyrinthe de la mémoire, c’est le même jeu d’imbrication », écrit-il dans cet album à la fois étrange et fascinant qu’il a réalisé durant la pandémie. On reconnaît immédiatement sa patte dans ces pages pourtant tout sauf uniformes où il passe constamment du passé au présent, racontant ses racines multiples comme le pays complexe qu’est le Liban. Tantôt émerveillé, tantôt nostalgique, son regard juge peu et dit beaucoup. Son beau voyage au pays de l’enfance raconte aussi un pays malmené, comme toujours au bord de l’explosion.

Une éducation orientale

Une éducation orientale

Casterman

160 pages

7,5/10

Dalí, versant sage

Le fantasque magicien de Figueres fait l’objet d’une biographie en BD colorée, mais étonnamment classique dans sa forme par Julie Birmant et Clément Oubrerie, tandem qui a consacré une série d’albums à Picasso. On retrouve ici Salvador Dalí jeune, déjà extraterrestre, vivant encore chez ses parents désespérés par ses extravagances. Il trouvera peu à peu son chemin en croisant celui de Buñuel et García Lorca, jusqu’à partir à Paris. Le portrait est éloquent et divertissant, mais c’est la mise en image qui happe, avec sa palette de couleurs chaudes et une mise en scène qui ose ici et là mettre le pied dans l’onirisme, espace qu’il explorera et mêlera à ses fantasmes dans son art, comme on sait. Ce retour aux sources est intéressant, mais on attend la suite, en l’espérant plus éclatée.

Dalí – 1. Avant Gala

Dalí – 1. Avant Gala

Dargaud

83 pages

7/10

Manara au monastère

Umberto Eco a connu un succès phénoménal avec Le nom de la rose, thriller policier savant adapté au cinéma il y a longtemps déjà avec Sean Connery et Christian Slater dans les rôles principaux. Milo Manara, bien sûr connu pour ses bandes dessinées érotiques, en ose une transposition qui va s’étaler sur plusieurs tomes. Son style suave tranche avec les images sombres qu’on gardait en tête – celles du film, bien sûr, mais aussi celles générées par le foisonnant roman de l’éminent sémiologue italien – et dilue le drame raconté. Manara signe de belles pages lorsqu’il évoque les sulfureuses enluminures anciennes et se garde ce qu’il faut de retenue lorsqu’il montre les excès de zèle de l’Inquisition (et de ses spécialistes de la torture), mais on ne le sent vraiment chez lui que lorsque le jeune moine croise une jolie jeune fille au milieu de la nuit… La scène étant, comme on s’en doute, plus dans sa palette. Ce n’est que le premier tome, la suite s’avérera peut-être plus convaincante.

Le nom de la rose

Le nom de la rose

Glénat

72 pages

6/10

Retour à Birkenau

Des récits de survivants de l’Holocauste, il y en a plusieurs en bande dessinée, à commencer par l’incontournable et extraordinaire Maus de l’Américain Art Spiegelman. Adieu Birkenau s’inspire de la vie de Ginette Kolinka, une « passeuse de mémoire de la Shoah » aussi connue en France comme la mère de Richard Kolinka, batteur du groupe rock Téléphone. Disons-le d’emblée : il ne faut pas être trop regardant sur le dessin qui, ici, est très générique et ne surprend que par sa manière d’évoquer les fantômes d’Auschwitz et de Birkenau. Le récit s’avère cependant touchant dans la façon qu’il a de montrer le poids lourd porté par Ginette Kolinka tout au long de sa vie et sa brutale honnêteté. Elle raconte sa souffrance et celle des autres, mais dit aussi sans le cacher que dans les camps, c’était chacun pour soi, et avoue ne pas savoir si elle aurait pu, elle aussi, basculer dans la cruauté envers ses semblables si ç’avait été nécessaire pour sauver sa peau. Remuant.

Adieu Birkenau

Adieu Birkenau

Albin Michel

112 pages

6/10