Audrée Wilhelmy continue d’ourdir la toile de son univers singulier avec Peau-de-sang. Et elle offre sans doute ici une de ses œuvres les plus abouties.

Glauque, sanglant, charnel, puissant, amoral, fantastique, sulfureux, puisant sa force dans l’émancipation absolue de la voix féminine. Ce sixième roman est tout ça, et bien plus. Ceux qui sont tombés sous le charme de la plume d’Audrée Wilhelmy pulseront encore une fois avec elle et sa narratrice, la plumeuse du village dont on ne connaîtra que le surnom : Peau-de-sang.

Son récit, celle dont la figure évoque autant la passeuse de savoirs que la sorcière le fait d’un point de vue qui, narrativement, apporte beaucoup de richesse. Elle est, dès les premières lignes, condamnée, tuée. Sa voix nous provient d’outre-tombe ; formellement, cela donne un récit porté par un souffle particulier, sans points, un flot où viendront s’entremêler progressivement d’autres voix de femmes, dans un chœur ardent. Et le lecteur, lui, est placé dans une position d’investigation : qui donc, parmi ces gens, a tué la plumeuse ?

Le roman débute sur cette vision d’horreur, d’une sombre poésie : la plumeuse « accrochée par la gueule et les poignets », du sang tombant « en gouttes noires sur les viscères empilés », offerte à la vue des hommes massés devant son échoppe, qui l’observent à travers la fenêtre, où son corps pend parmi les carcasses d’oies.

Rembobinant le fil du temps, notre belle sauvagine éventrée campe l’action un an plus tôt, dans le village imaginaire et poussiéreux de Kangoq, au temps reculé du Québec rural. La plumerie y est un « piège lumineux » qui attire autant les hommes que les femmes, où tout statut social tombe. Les premiers viennent y assouvir leurs envies ; la plumeuse les accueille tous entre ses hanches, laisse les fantasmes exprimer leur libre cours. Les secondes y trouvent un endroit où s’approprier leurs désirs bafoués. À travers l’aiguille qui brode les perles et ornements, les jeunes filles qui viennent auprès d’elle apprennent à coudre leur trousseau et tissent aussi les fils de leurs destinées.

Impossible de lire Peau-de-sang sans penser aux féminicides qui continuent d’avaler les femmes ici et ailleurs. Mais ce roman n’est pas un pamphlet. La jouissance, la transgression, la célébration païenne des pulsions et une féroce liberté que rien ni personne – ni même la mort – ne peuvent faire taire sont érigées sur l’autel de ce sacrifice.

Comme dans ses précédentes œuvres (Les Sangs, Blanc résine), la romancière emprunte à la forme du conte, sa symbolique, ses figures archétypales. Mettant au monde sa propre genèse, son riche univers devient de plus en plus autoréférentiel. Une belle promesse pour les écrits à venir.

Peau-de-sang

Peau-de-sang

Leméac

200 pages

8,5/10