Nos critiques de bandes dessinées d’ici et d’ailleurs.

Repenser l’Utopie

La saga de Ray-Mont Logistiques, qui exploite un terminal de conteneurs dans Hochelaga-Maisonneuve, tout près d’une zone résidentielle, est le point de départ de Résister et fleurir, ouvrage à cheval sur la bande dessinée et le cours de sociopolitique qui oppose les notions d’intérêts privés et de bien commun. La trame narrative est la suivante : en plein confinement, un professeur de cégep incite ses élèves à réfléchir sur les notions d’utopie et de dystopie en citant notamment l’exemple de citoyens qui cherchent à empêcher l’établissement d’un trafic lourd, bruyant et polluant dans un espace industriel abandonné qu’ils souhaiteraient voir transformé en espace vert. Il n’y a rien de léger dans le propos porté par Jean-Félix Chénier, magnifiquement illustré (surtout à l’aquarelle) par Yoakim Bélanger, qui constitue une critique riche et implacable du capitalisme néolibéral. Or, l’histoire comme la réflexion qu’elle construit et nourrit sont porteuses d’espoir. Pas tant parce qu’on trouve des réponses dans ce livre, mais des inspirations pour penser notre monde autrement.

Résister et fleurir

Résister et fleurir

Écosociété

171 pages

8/10

Autour de Gerald Bull

Le nom de Gerald Bull est bien connu dans les villages situés près de Highwater, dans les Cantons-de-l’Est, où l’expert en balistique testait un canon de longue portée. Son histoire, elle, l’est moins. S’inspirant de la vie du brillant ingénieur, Philippe Girard propose une BD qui allie géopolitique et vision poétique. Supercanon ! : Le marchand d’armes qui visait les étoiles associe la fascination du jeune Gerald pour l’exploration spatiale à son affection pour les romans de Jules Verne. Son rêve ? Développer un canon capable de tirer des satellites en orbite ! Il ne se doute pas que ses travaux attireront l’attention de plusieurs gouvernements qui, en pleine guerre froide, songent aux applications militaires de ses supercanons. Philippe Girard ne prétend pas raconter la vérité ni toute la vérité. Son récit explore les limites de l’idéalisme, la soif de pouvoir des hommes et marche habilement dans les marges de l’histoire connue sans chercher à élucider l’assassinat de Gerald Bull qui, des décennies plus tard, demeure irrésolu. Tout ça avec un soupçon d’humour et un travail de mise en couleur emballant !

Supercanon !

Supercanon !

Casterman

152 pages

7/10

Cuba coule en flammes

Une autre affaire de marchand d’armes d’ici : cette fois, il s’agit de Lucien Rivard, magouilleur devenu directeur de casino à Cuba, trafiquant d’héroïne, célèbre entre autres pour s’être évadé de la prison de Bordeaux et avoir nargué les autorités canadiennes. Havana Connection, l’ambitieux (près de 250 pages !) et superbe album de Michel Viau (habitué des histoires criminelles) et Djibril Morissette Phan, s’intéresse à la période cubaine du gangster québécois. On le voit arriver à La Havane en 1956, à une époque où la révolte contre le dictateur Battista gronde de plus en plus. Le récit trouve sa profondeur dans sa façon de rattacher les magouilles de Rivard (qui profite du système tout en vendant des armes aux révolutionnaires) à ce contexte explosif qui mènera à l’un des renversements les plus significatifs du XXe siècle. Havana Connection est mené de main de maître sur le plan du scénario et superbement mis en image dans un style proche de la bédé reportage à la Joe Sacco. Ce tandem-là réalise un petit miracle.

Havana Connection

Havana Connection

Glénat

247 pages

8/10

Cinémaginaire

Confortablement enveloppé dans des teintes sépia, Arthur Leclair, projectionniste ambulant replonge dans le Québec du tournant du XXe siècle, époque où émergeait la technologie qui allait donner naissance au cinéma. Petite merveille pour l’œil, le récit cosigné par Richard Vallerand (dessin) et Normand Grégoire (scénario) suit le personnage titre et sa femme, Yolande, qui parcourent le Québec pour faire rêver petits et grands avec leurs vues racontant autant les guerres napoléoniennes que la Passion du Christ ou des merveilles de l’autre bout du monde. Ce faisant, l’album raconte aussi le contexte social de l’époque, la lutte menée par le clergé contre ce cinéma balbutiant perçu comme une menace à la morale et à l’ordre public… Une espèce de tendresse se dégage de cet album charmant, qui rappelle aussi une tragédie dont l’impact sera durable, précise-t-on, sur le développement du 7e art au Québec.

Arthur Leclair, projectionniste ambulant

Arthur Leclair, projectionniste ambulant

La Pastèque

192 pages

7,5/10