Retenez ce nom. Surtout, retenez cette plume : Emmanuelle Pierrot publie ces jours-ci un premier roman aussi intime que violent, en coup de gueule, qui ne devrait laisser personne indifférent. Nous l’avons rencontrée.

La version qui n’intéresse personne, une brique publiée au Quartanier, devrait intéresser tout le monde, en fait. À preuve : il a fallu jouer du coude (gentiment, quand même !), au journal, pour rencontrer son autrice. Pourquoi ? Parce que ce premier texte fesse, solidement en plus. C’est costaud, diablement bien ficelé, ancré dans un univers méconnu. Et le propos est bouleversant. Le genre de roman qu’on lit d’un trait, qui nous serre aux tripes quand on tourne inéluctablement sa dernière page.

Point de lumière, ici, au bout du tunnel. Et l’autrice ne s’en cache pas : « je n’ai pas voulu réconforter le lecteur par rapport au monde horrible dans lequel on vit, c’est légitime de le dire », laisse-t-elle tomber doucement en entrevue.

En résumé, s’il est possible de résumer plus de 350 pages d’un récit aussi dense, disons que le livre raconte la vie de Sacha et Tom, deux meilleurs amis, qui partent un jour voir au Yukon s’ils y sont. Ils atterrissent sur le pouce et par hasard à Dawson City, une toute petite ville minière, dans une communauté de marginaux folk punk nomades, dépeinte ici avec une minutie ensorcelante.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Dawson City, au Yukon

Tout va pour le mieux (pensez : sexe, drogues et festivals, entre autres et à répétition), jusqu’à ce que rien n’aille plus du tout. En gros : Sacha se sent libre, vit pleinement, à pleines dents, jusqu’à ce que cette liberté se retourne contre elle. Le vent tourne, et salement, par-dessus le marché.

« Un jour, le village n’a plus voulu de moi. Il m’a attrapée, broyée, et il m’a recrachée. J’étais presque morte, et tellement facile à tuer », écrit-elle en guise de prologue.

Pourquoi ? Sans tout dévoiler :

Quand elle se comporte comme un homme blanc et libre, elle perd tout son capital social.

Emmanuelle Pierrot

Il s’agit donc d’une histoire d’une violence sans nom de rejet, ou « slut shaming » comme on dit en anglais, par-dessus tout de misogynie, sans que ces mots soient (sauf erreur) une seule fois prononcés. Qui sent (pardon : hurle) le fait vécu, tant les détails sont pointus et le propos senti.

Douloureuse thérapie

Avec son regard frondeur et sa dégaine de rebelle, on s’attendait à rencontrer une dure à cuire. Après tout, Emmanuelle Pierrot n’a pas 30 ans et elle a vécu la rue. Sa plume ne fait pas non plus dans la dentelle. « Maintenant, je vais parler, et un jour, je vais mourir mais, en attendant, je ne fermerai plus ma gueule de chienne », poursuit-elle, toujours en prologue.

Or voilà qu’on se retrouve devant une jeune femme plutôt timide, en quête du mot juste, d’une douceur désarmante, à qui on a juste envie de demander : mais comment vas-tu ? (et de la serrer dans nos bras, mais on s’est retenue, allez savoir pourquoi).

« Je vais bien, dit-elle d’emblée en souriant. Il m’arrive plein de choses le fun dans la vie, c’est super ! » Il faut dire qu’après avoir fait un trimestre à l’Université Concordia en cinéma, puis « vagabondé » par choix et avec beaucoup de joie, tient-elle à préciser, connu le Yukon – oui, comme son personnage et « alter ego » Sacha, elle ne s’en cache pas –, la jeune femme enchaîne aujourd’hui les entrevues et se pince devant l’intérêt qu’on lui porte. « Je doutais que cela intéresse qui que ce soit, d’où le titre ! »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Emmanuelle Pierrot

Mais il fallait que cette histoire-là sorte…

Emmanuelle Pierrot

Elle est d’ailleurs d’abord « sortie » sous forme de poésie, à son retour au Québec, après la pandémie, pendant ses nuits de puissante insomnie. Et puis Emmanuelle Pierrot a réalisé que sa prose lui évitait habilement de ne pas toucher à « ce qui fait le plus mal », confie-t-elle, en passant du « elle » (Sacha) au « je » malgré elle. Tout comme nous, faut-il signaler.

« Je parlais de douleur sans avoir de narratif. » Son éditeur le lui a carrément dit : « on veut savoir la vraie histoire », paraphrase-t-elle. « Donc je suis allée au bout et on a tout dit. » Mais non, ça n’a pas été thérapeutique : « Écrire une fois, peut-être, mais écrire une fois et se relire chaque semaine, c’est quasiment masochiste ! […] Je ne conseille ça à personne ! […] C’est la façon la plus douloureuse de faire une thérapie ! »

Le récit est violent, confirme Emmanuelle Pierrot. « Je reçois beaucoup de feedback de mes proches et j’ai remarqué que cela affecte plus les hommes que les femmes, note-t-elle. Je pense que les femmes savent déjà que la misogynie existe, elles sont moins écorchées viscéralement. Dans mon petit échantillon, mon chum, mon père et certaines autres personnes ont dû arrêter de lire parce qu’elles trouvaient ça trop violent. »

Pourquoi être allée là ? Si le propos pourrait s’apparenter à un règlement de comptes, elle s’en défend promptement. « Je voulais donner la parole à la version de Sacha, rétorque Emmanuelle Pierrot. Parce que je pense que dans la vie, c’est une version qui est souvent ignorée. »

S’il y a règlement de comptes, c’est par rapport aux voix dominantes.

Emmanuelle Pierrot

À noter que le texte est loin d’être aussi explicite, mais joue plutôt sur le vécu et le ressenti du personnage : « une des choses les plus difficiles à faire, c’était de ne pas nommer les mots à la mode dans le livre, précise l’autrice. Ce n’est pas un essai. […] Le personnage de Sacha ne se considère pas comme féministe, elle ne comprend pas […] la misogynie. Elle la perpétue elle-même. […] Elle ne voit pas que la misogynie est un truc au Canada. » Jusqu’à ce qu’elle en devienne la « parfaite victime », comme on dit.

Dans son roman, Emmanuelle Pierrot, qui raffole de Richard Brautigan (La pêche à la truite en Amérique), icône de la contre-culture des années 1960 (mais aussi de Virginie Despentes, il fallait s’y attendre), use sans en abuser de quelques procédés stylistiques habiles, avec un soupçon de surréalisme ici, une légère distorsion de la réalité là, des clins d’œil qu’elle se promet de multiplier dans ses prochains projets, sur lesquels elle planche déjà, d’ailleurs. Avis aux intéressés.

Sinon, non, Emmanuelle Pierrot ne conclut résolument pas sur une note d’espoir. Y en a-t-il seulement encore, en ce bas monde ? « Je ne sais pas où est l’espoir. Mais il y a de l’amour et de la beauté dans le livre et dans le geste narratif, croit-elle. Il y a aussi une forme de rédemption : Sacha prend la parole… » Parions qu’elle va récidiver.

La version qui n’intéresse personne

La version qui n’intéresse personne

Le Quartanier

358 pages