La question du recours à ce qu’on appelle des « lecteurs sensibles » a rebondi jeudi en France autour du plus récent roman de Kevin Lambert, Que notre joie demeure, qui s’est retrouvé au centre d’une controverse deux jours après avoir été sélectionné dans la première liste du prix Goncourt.

C’est l’écrivain français et Prix Goncourt 2018 Nicolas Mathieu qui a lancé le débat en publiant un billet sur Instagram où il critiquait Kevin Lambert. Celui-ci avait confié dans une interview avec son éditeur français, Le Nouvel Attila, qu’il avait fait appel à la poète et professeure de littérature québécoise Chloé Savoie-Bernard dans le processus de relecture de son roman, tout en disant que ceux qui s’opposent au recours à des lecteurs sensibles (sensitivity readers) étaient réactionnaires.

« Faire de professionnels des sensibilités, d’experts des stéréotypes, de spécialistes de ce qui s’accepte et s’ose à un moment donné la boussole de notre travail, voilà qui nous laisse pour le moins circonspect, écrivait Nicolas Mathieu dans son billet datant de mercredi. Qu’on s’en vante, voilà qui au mieux est amusant, à la vérité pitoyable. Qu’on discrédite d’un mot ceux qui pensent que la littérature n’a rien à faire avec ces douanes d’un nouveau genre, et sous entendre qu’ils font le jeu des oppressions en cours, c’est tout bonnement une saloperie. Ce type de sorties navrent autant par leur autosatisfaction que par leur malhonnêteté intellectuelle. »

Lisez le billet complet de Nicolas Mathieu

Le quotidien français Le Figaro a rebondi sur le commentaire de Nicolas Mathieu, qui a ensuite publié un second billet précisant qu’il ne reprochait rien à l’auteur, mais qu’il réagissait « à la réclame absurde que faisait son éditeur à ce sujet et à l’orgueil surprenant qu’il semblait en tirer ».

Lisez l’article du Figaro

Une pratique de plus en plus courante au Québec

Au Québec, le recours à des lecteurs sensibles ne semble pourtant pas avoir la même résonance qu’en France. La directrice littéraire d’Héliotrope, l’éditeur québécois de Kevin Lambert, Olga Duhamel-Noyer, a souligné que c’est « quelque chose qui arrive de plus en plus ».

« Mais dans le cas de Kevin, a-t-elle précisé, c’est tellement le continuum de sa manière de travailler que je regarde de façon un peu étonnée la façon dont c’est traité en France. Quand il écrivait Querelle de Roberval, il est allé dans une scierie pour savoir comment ça fonctionnait, les machines, les luttes syndicales… De la même façon, quand il a eu un personnage d’origine haïtienne, il s’est dit : “Je vais demander à une lectrice qui est aussi éditrice et haïtienne en plus d’être québécoise, ça va améliorer mon texte.” Mais ce n’est certainement pas nous qui le lui avons demandé. »

Kevin Lambert, c’est quelqu’un de très libre qui veut continuer dans cette voie. Il se sent plus libre comme ça.

Olga Duhamel-Noyer, directrice littéraire d’Héliotrope

À son avis, Benoît Virot, l’éditeur du Nouvel Attila, devait trouver cette façon de faire intéressante en soi pour en faire la promotion sur les réseaux sociaux. « On ne s’en est pas vantés, nous, mais on ne l’a pas caché non plus », a-t-elle noté.

Lisez le billet Instagram du Nouvel Attila

La directrice littéraire d’Héliotrope a précisé que même pour Le fantôme de Suzuko, roman de Vincent Brault paru en 2021, quelqu’un « qui connaissait particulièrement bien le Japon » a été consulté. « C’est vrai que ça nous arrive de le faire – pas pour que tout le monde se tienne nécessairement les fesses serrées, mais pour juste améliorer, enrichir le texte. »

La professeure, écrivaine, traductrice et chroniqueuse Chloé Savoie-Bernard, qui a travaillé avec Kevin Lambert sur la lecture sensible de son texte, a souligné à La Presse qu’elle avait fait de la consultation éditoriale sur son livre après avoir été intégrée au processus d’édition par Héliotrope. « On peut donner au travail que j’ai fait sur ce livre l’appellation de “lecture sensible” si on veut, mais je préfère garder en tête que je suis une personne qualifiée pour tout travail sur le texte. J’ai posé des questions à Kevin, je lui ai fait des suggestions (d’ailleurs, pas seulement sur le personnage d’origine haïtienne, mais aussi sur la structure générale du texte). Il est bien entendu resté le maître d’œuvre de son livre sublime », a-t-elle souligné à La Presse dans un échange de courriels.

De son côté, Kevin Lambert, actuellement en France, n’a pas répondu à nos demandes d’entretien, pas plus que son éditeur français, Le Nouvel Attila.

Identifier les biais inconscients

Pour l’écrivain et traducteur Daniel Grenier, le recours à des lecteurs sensibles, que Le Figaro a appelés des « démineurs éditoriaux », est un pas dans la bonne direction, et non de la censure. « Des lecteurs de sensibilité ou lectrices de sensibilité, ce sont des gens qui sont touchés directement, soit dans leur identité ou dans leur philosophie, par les choses que nous, en tant qu’écrivains, on a envie d’aborder. »

Il explique qu’à titre de traducteur en littérature autochtone, il essaie le plus possible de faire appel à une lecture de sensibilité pour valider certains de ses choix et « prendre le pouls d’une personne qui est directement concernée, qui peut voir justement les angles morts, les stéréotypes qui sont là sans qu’on s’en rende compte, les biais inconscients qu’on développe ». Il donne aussi l’exemple de Marie Hélène Poitras, qui a consulté son amie Chris Bergeron pour un personnage trans de son roman La désidérata. « Elle était claire là-dessus que ça l’avait aidée ; ça ne l’avait pas censurée. Au contraire, ça renvoie aux limites de notre propre imagination en tant qu’écrivain. 

« Bien avant, on le faisait sans s’en rendre compte quand on avait des personnages féminins – on faisait lire à sa mère pour voir si on n’était pas en train de dire des niaiseries. Moi-même, j’en ai déjà écrit, des niaiseries, quand j’avais 18 ans, puis je me les suis fait pointer par mon amie. Est-ce que c’était une lectrice de sensibilité, mon amie Maude qui m’avait lu ? », demande-t-il.

Joint en France par La Presse, l’écrivain français Nicolas Mathieu a refusé jeudi de s’exprimer davantage sur le sujet. « Je ne vais pas remettre une pièce dans la machine à chaque fois. Si je commence à donner des entretiens – j’en ai déjà refusé plusieurs –, ça va prendre des proportions que ça ne devrait pas avoir. Et puis, je ne veux surtout pas lui nuire [à Kevin Lambert]. Ce n’était pas mon but, lui créer des problèmes », a-t-il déclaré.

Nicolas Mathieu a remporté le prix Goncourt en 2018 pour son deuxième roman, Leurs enfants après eux. Il a grandi dans un milieu ouvrier du nord-est de la France et revient souvent dans ses romans sur les questions de décalage entre les classes sociales et de méritocratie, entre autres dans son plus récent roman, Connemara (paru l’an dernier chez Actes Sud). Il publie régulièrement sur Instagram des commentaires qui cherchent à susciter les réactions. « J’imagine assez bien ce que c’est pour ce jeune mec venu du Canada d’être entré dans le maelström des prix et du Goncourt. Il a toute ma sympathie », a-t-il par ailleurs écrit dans son deuxième billet sur le sujet.

Lisez le deuxième billet Instagram de Nicolas Mathieu