Dans la salle de lecture Mordecai-Richler où on le rencontre, à l’Université Concordia, l’écrivain et professeur Dimitri Nasrallah est entouré d’emblèmes de Montréal – effets personnels de l’auteur du Monde de Barney éparpillés sur son vieux bureau en bois, caricatures et photos d’époque jouxtant des rangées entières de livres –, tandis que les larges fenêtres nous offrent une vue imprenable sur l’œuvre murale représentant Leonard Cohen et le centre-ville de Montréal, cadre de son nouveau roman.

Hotline raconte les premiers mois à Montréal de Muna, une Libanaise nouvellement arrivée au pays avec son fils de 8 ans, Omar ; on est en 1986, la guerre civile fait toujours des ravages au Liban, et tout retour en arrière leur est désormais impossible.

C’est Muna qui donne voix aux défis qu’ils rencontrent alors qu’ils affrontent leur premier hiver québécois ; leurs renoncements, les sacrifices qu’ils se voient forcés de faire, leur solitude, leur sentiment d’être invisibles dans cette ville même où l’écrivain d’origine libanaise, qui est également professeur de création littéraire à Concordia et éditeur chez Véhicule Press, a atterri avec sa famille en 1988, à l’âge de 11 ans, avant de déménager en Ontario. C’est à Montréal, par ailleurs, qu’il a choisi de revenir vivre, il y a plus de 20 ans, pour se consacrer à l’écriture ; et où il a campé le décor de son deuxième roman, l’inoubliable et bouleversant Niko – qui évoque l’immigration d’une tout autre façon.

Pourtant, de cette noirceur qui traverse Niko, on ne retrouve aucune trace dans Hotline. Car celui qui l’a écrit n’est plus le même. « J’ai commencé à écrire Niko à l’âge de 25 ans et je l’ai terminé à 31 ans. C’est le livre où j’ai vraiment réussi à affronter tout ce qui s’était passé. Il m’a forcé à regarder en arrière et il y avait beaucoup de colère [par rapport au passé] », raconte-t-il avec vivacité.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Dimitri Nasrallah entouré des effets personnels de Mordecai Richler, dans la salle qui a été baptisée de son nom à l’Université Concordia

« Quand j’ai écrit Hotline [au début de la pandémie], j’étais déjà dans la quarantaine, j’étais devenu père. Je me suis retrouvé confiné comme tout le monde et j’ai commencé à écrire autour de 3000 mots par jour pendant 40 jours, pour me retrouver avec un document de 40 000 mots qui tournait autour de ma mère. »

Il se rend alors compte qu’il n’avait jamais écrit sur elle. Puis, de fil en aiguille, Muna devient en quelque sorte la personnification de l’esprit de sa mère, explique-t-il. À l’image de celle-ci, Muna était enseignante de français au Liban ; mais une fois au Québec, elle se heurte à des portes closes lorsqu’elle tente de trouver un emploi dans son domaine, pour finalement se résigner à accepter un emploi de vente au téléphone de boîtes-repas diététiques.

Un roman transformateur

Depuis sa publication en anglais, il y a un an, Hotline n’est pas passé inaperçu, à l’instar de ses trois titres précédents qui lui ont valu plusieurs distinctions : l’automne dernier, ce quatrième roman de Dimitri Nasrallah s’est retrouvé dans la première sélection du prestigieux prix Giller, avant d’être sélectionné en janvier parmi les cinq titres du combat des livres de CBC, Canada Reads (dont le vainqueur sera désigné en mars).

« Après Niko et Les Bleed [son troisième roman], j’ai réalisé que j’étais en train d’écrire des romans très sombres ; mais je ne me sentais pas comme une personne sombre. Puis je me suis rendu compte que je voulais écrire quelque chose d’un peu plus optimiste. Ça a exigé que je prenne un certain recul face à cette colère de l’enfance », admet-il.

La colère peut vous mener loin. Mais à un certain point, j’ai pris conscience du fait qu’elle m’avait mené suffisamment loin, assez pour qu’elle commence à faire mal et à créer des problèmes dans les autres sphères de ma vie. Et peut-être parce que j’écris, j’ai été capable de faire face à ce qui était en train de se produire. Et c’est en partie cette transformation qui a opéré avec Hotline : je ne pouvais plus carburer à la colère.

Dimitri Nasrallah

« J’ai voulu écrire ce livre pour dire en quelque sorte à ma mère que je comprends ; que je vois maintenant à quel point les défis qu’elle a dû surmonter à l’époque étaient complexes ; et que même si je ne l’exprime pas en personne, je suis reconnaissant pour tout ce qu’elle a fait », dit-il.

Quand on lui demande si son expérience d’immigration continuera d’alimenter son écriture, il répond sans hésitation. « Je ne sais jamais vraiment ce qui va arriver jusqu’à ce que je m’assoie pour écrire. Mais ce n’est pas comme si le voyage identitaire était un fait accompli à ce stade, juste parce que je l’ai couvert dans ces livres. J’ai l’impression que plus je vieillis, plus j’arrive à avoir une perspective de ce voyage, donc ce n’est pas quelque chose qui a été relégué à l’enfance et sur lequel j’ai fermé la porte », conclut-il.

Hotline

Hotline

La Peuplade

376 pages