Dans la série balado Juste entre toi et moi, le journaliste Dominic Tardif s’entretient avec ses invités comme s’ils étaient seulement entre eux, sans micro. Anecdotes, réflexions, confidences : ces longues rencontres sont autant d’occasions de prendre congé de l’actualité et de nous imaginer que nous avons tout notre temps.

Yvon Deschamps ne pourrait plus présenter aujourd’hui les monologues qui l’ont rendu célèbre, dit-on souvent, afin d’illustrer un rétrécissement présumé de la liberté de parole des artistes.

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Est-ce bien vrai, monsieur Deschamps, que vous ne pourriez plus jouer, à l’identique, certains de vos textes les plus importants, sans provoquer la controverse ? « C’est vrai, mais ce n’est pas grave », répond celui qui est toujours le premier à rappeler que plusieurs de ses numéros (dont L’intolérance et La libération de la femme) ont déjà, en leur temps, été mal accueillis par une partie du Québec.

Mais Yvon Deschamps cherchait d’abord et avant tout à secouer ses contemporains, pas à choquer pour choquer, encore moins à blesser, l’effet que produirait assurément en 2023 certains de ses numéros (dont celui contenant le mot qui commence par un N). Le père de l’humour québécois se désole néanmoins que les créateurs, et ceux qui les emploient, polissent leur propos à la moindre contrariété exprimée par une minorité du public.

Dans son monologue intitulé La manipulation (1980), Yvon Deschamps personnifiait tour à tour un gars d’extrême droite, un gars d’extrême gauche et un gars flyé, qui partageaient tous une même conviction, ridiculement bétonnée, en leur conception d’une société idéale. Le maître de l’ironie décrivait déjà peut-être notre époque, peu douée pour le dialogue.

« Eh que les gens sont sensibles ! », s’exclame-t-il.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Yvon Deschamps

Ce que je trouve de pire, aujourd’hui, c’est que si t’as trois poilus et deux chauves qui sont contre quelque chose, on arrête de le faire. Les poilus pis les chauves ont le droit d’être contre, ils ont le droit de manifester, mais on n’arrête pas pour ça.

Yvon Deschamps

Monsieur Deschamps ajoute, avant d’éclater de son rire qui devrait être inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO : « Les humoristes ont tous les droits ! Mike Ward est allé jusqu’en Cour suprême pour nous donner tous les droits de dire tout ce qu’on veut. »

L’humilité d’un grand

Bien que les rencontres nombreuses qui ponctuent le quotidien d’un journaliste culturel immunisent contre le syndrome de l’admirateur gaga, interviewer Yvon Deschamps est sans doute ce qui ressemble le plus à serrer la main de l’histoire avec un grand H. Transparence totale : votre scribe se sentait, en se dirigeant vers les lumineux bureau de la Fondation Yvon Deschamps Centre-Sud, comme s’il avait obtenu un tête-à-tête avec René Lévesque ou Félix Leclerc.

« Je te comprends donc », lance mon hôte avec cette fausse vanité, typiquement Deschamps, derrière laquelle se cache une humilité aiguisée par plusieurs revers. S’il appartient aujourd’hui aux icônes de la culture québécoise, il n’a pas oublié qu’on a souvent prophétisé la fin de sa carrière. Il s’en souvient comme si c’était (presque) hier : le 17 octobre 1973, dans La Presse, Christiane Berthiaume coiffe la critique de son spectacle La libération de la femme du péremptoire titre : « Derrière les nouveaux monologues d’Yvon Deschamps, le vide... »

Moment privilégié, donc, que de s’entretenir avec monsieur Deschamps, et doublement précieux dans la mesure où il est rarissime que le blanc-bec de 37 ans derrière cet article ait la chance de jaser avec un homme de 50 ans son aîné, avec tout ce que ça suppose de salutaire perspective.

« La vie est plus facile quand même aujourd’hui », laisse tomber l’octogénaire au sujet de l’avancement du Québec, qui s’est forcément beaucoup transformé depuis Les unions, qu’ossa donne ? (1968), un numéro qui encapsulait l’asservissement de tout un peuple. Anecdote à donner froid dans le dos : au début de sa vie active, adolescent, le grand-père d’Yvon Deschamps travaillait 72 heures par semaine, sans aucunes vacances inscrites au calendrier.

Qui me tiendra la main ?

« Qui me tiendra la main/au bout de mon chemin ? /qui me tiendra la main/au jour sans lendemain ? », chantait Yvon Deschamps en 1982 dans Seul, une de ses plus bouleversantes chansons, composée par Serge Fiori, sur un texte grave, dans lequel se dévoile un homme tétanisé par sa finitude.

« Ça m’a toujours obnubilé, la mort. Elle est omniprésente dans ma vie depuis l’âge de 6 ou 7 ans, confie-t-il. Quand j’ai réalisé que j’allais mourir, je n’ai pas accepté ça du tout. Je me suis dit : “Voyons donc ! Les autres, peut-être, mais pas moi.” Et vers 12-13 ans, j’étais sûr que moi, je ne mourrais pas, qu’on trouverait quelque chose pour empêcher ça. J’ai fait des crises d’angoisse souvent dans ma vie à cause de ça. »

« Mais en vieillissant, c’est le contraire », s’empresse-t-il d’ajouter.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, LA PRESSE

Yvon Deschamps

J’ai eu une vie complète. J’ai toutte : j’ai de l’amour, ça n’a pas de bon sens, j’ai une bonne santé. [...] La seule chose qu’on craint, c’est de traîner des années dans un lit.

Yvon Deschamps

Il participera le 20 juillet au Gala Ultime du festival Juste pour rire, un dernier tour de piste pour ce concept qui l’a bien servi, lui qui a animé pas moins de 15 galas. De quoi entend-il parler sur scène, lors de cette soirée dont tous les profits seront remis à la Fondation Yvon Deschamps Centre-Sud, qui vient en aide aux jeunes du quartier ?

« J’essaie de ramasser des choses que j’ai écrites sur la peur de perdre l’identité à cause des immigrants, des us et coutumes des autres qui pourraient nous enlever notre propre identité. » Une peur non fondée ? Il rit. « Non, elle n’est pas fondée du tout. »

Trois citations tirées de notre entretien

À propos du français

Chez les Deschamps, pas question que les petits-enfants s’adressent en anglais à leur grand-papa. « Avec grand-maman, c’est une Anglaise, c’est correct ! », s’exclame-t-il au sujet de son indéfectible Judi.

« Mais ils aiment ça, parler en anglais, qu’est-ce que tu veux ? », reprend-il plus sérieusement. « Je pense que c’est l’attrait de la culture pop américaine. Ils en regardent tellement sur leur téléphone. Ils trouvent ça plus cool de dire des choses en anglais. »

À propos de la crise climatique

« Pour mes enfants, mes petits-enfants, c’est sûr que ça m’inquiète. Mais j’ai toujours confiance, je me dis : “L’homme des cavernes était très, très inquiet de l’avenir. Il avait peur. Quand le feu pognait dans la forêt à cause de la foudre, la fin du monde était proche.” L’environnement, j’y pense beaucoup, et je me dis que ça ne se peut pas que les humains, on soit assez épais pour ne pas faire ce qu’il faut à un moment donné. »

À propos de son rapport à l’argent

La première fondation Yvon Deschamps, mise sur pied à la fin des années 1970, venait en aide aux personnes handicapées. L’humoriste l’avait lancée parce que l’argent que lui procurait sa carrière l’indisposait.

« J’étais tellement mal, c’est notre mosus de culture judéo-chrétienne. C’était péché d’avoir de l’argent quand j’étais enfant, et après, comme j’étais plutôt un gars de gauche et je me disais : “Qu’est-ce que je fais avec de l’argent ? Je n’ai pas affaire à avoir de l’argent”, ça me rendait malheureux. Et là, j’ai même pensé à arrêter de travailler, pour ne plus en faire. Finalement, c’est Judi qui a dit : “T’es tellement fatigant avec ton argent. Donne-la, on n'en parlera plus.” »

Consultez le site du Gala Ultime du festival Juste pour rire