On les observe migrer en petits groupes au gym. Ils ont de 15 à 25 ans, portent des camisoles noires serrées, une chaîne en or au cou, et arborent tous la même coupe de cheveux de joueur de hockey junior, comme Kevin dans L’île de l’amour ou Rafaël Harvey-Pinard du Canadien de Montréal.

Leur point commun : ils s’examinent longuement devant le miroir, celui de la salle de sport ou du vestiaire, de côté, de face, en diagonale, ils inspectent chacun de leurs muscles en multipliant les pauses de culturiste amateur, mais sans ce terrifiant bronzage orangé de Youppi.

Oui, ces mini Arnold Schwarzenegger de Sainte-Julie énervent tous les autres abonnés du gym, qui les trouvent insipides, vaniteux et imbus de leur propre petite personne, qui ne tourne qu’autour du nombre de livres qu’ils « benchent », gros !

Mais en visionnant l’éclairant documentaire Adonis du réalisateur Jérémie Battaglia, offert gratuitement sur le site web de Télé-Québec, on constate que ces adeptes de la gonflette souffrent probablement de graves problèmes d’image corporelle, qu’ils s’estiment laids, pas assez découpés et jamais assez massifs comme leurs idoles sur Instagram, des montagnes de muscles stéroïdés, évidemment.

Pendant les 52 minutes que dure Adonis, plusieurs rats de gymnase, qui ont de 15 à 23 ans, témoignent à la caméra de leurs obsessions malsaines. Leur but ? Devenir énorme. Et bien sec. La peau collée directement sur le muscle, sans filet de gras entre les deux. Ils aspirent à des muscles ronds et granuleux, des proportions symétriques et une silhouette découpée au couteau.

C’est hallucinant de voir ces jeunes hommes baraqués compter leurs calories de façon compulsive et peser chaque morceau de nourriture qu’ils ingèrent : 200 grammes de poulet, 200 grammes de riz, la recette parfaite pour un dos bien large.

Ce trouble de santé mentale porte un nom : la bigorexie. Comme dans : jamais assez gros. Les corps travaillés que ces champions des haltères inspectent dans le miroir sont toujours chétifs et frêles. Et ils ne ressemblent pas aux superhéros hollywoodiens incarnés par The Rock, Chris Hemsworth ou Jason Momoa.

Les femmes se débattent depuis des décennies avec les diktats de la minceur et de la jeunesse. Les hommes y goûtent à leur tour, ce qui les pousse (pousse, de la fonte) sur une pente glissante, celle des stéroïdes anabolisants, accessibles en quelques clics sur le web.

Pourquoi dépenser autant d’énergie à soulever des poids quand des injections, deux fois par semaine, donnent des résultats plus rapides et plus visibles ? En employant ces produits illégaux et dangereux, « tu look mieux et tu as de meilleures pompes au gym », confie un jeune culturiste interrogé dans Adonis.

La plupart d’entre eux savent que ce poison liquide peut causer des cancers, des AVC, une perte de libido, de l’acné sévère, des tumeurs au foie, des crises cardiaques, des pertes de cheveux, de l’impuissance et de la gynécomastie, soit l’augmentation de la glande mammaire masculine. Mais, bof. L’important, c’est la « shape ». Pas la santé.

Un d’entre eux aboutit aux urgences, car il a contracté une infection grave aux deux poumons, conséquence directe des cochonneries qu’il s’inocule dans les muscles des fesses.

Sur Instagram et TikTok, les gourous du conditionnement physique extrême, alias les « fitfluenceurs », jasent de testostérone, de Clenbuterol, d’Anavar, d’Equipoise (un dérivé d’urine de cheval), de Deca-Durabolin et de Trembolone comme s’il agissait de Smarties.

PHOTO EXTÉRIEUR JOUR, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Image tirée du documentaire Adonis

Bienvenue dans le monde de la « bro-science », où les cours se donnent à l’université de la vie, c’est-à-dire les réseaux sociaux à tendance masculiniste, par des professeurs non diplômés.

Les stéroïdes sont tellement devenus communs et populaires que des grandes chaînes de gym au Québec installent maintenant des poubelles spéciales pour recueillir les seringues souillées des usagers. S.O.S. santé publique !

Dans la discussion qui a suivi la diffusion du documentaire, mercredi soir, l’animateur d’Occupation double Frédérick Robichaud a admis à l’animatrice Marie-Louise Arsenault qu’il a consommé des stéroïdes pendant trois ans, entre 18 et 21 ans. Son médecin lui a dit qu’il avait le foie d’un alcoolique.

Et dans le groupe d’amis de Fred Robichaud, il a fallu qu’un des leurs subisse une greffe de rein pour qu’ils constatent à quel point ces substances les détruisaient.

Pour plusieurs de ces « bros », le corps hyper musclé représente un idéal de masculinité datant de la préhistoire. Un homme fort est puissant. Un vrai homme ne pleure pas. Il protège sa famille. Il est un lion, une machine, une brute sans émotion.

C’est confrontant (lire : inquiétant) de les entendre dire que les hommes sont en mesure de prendre des meilleures décisions que les femmes. Dring, dring. C’est l’année 2024 qui appelle et elle aimerait qu’on arrête de reculer le calendrier au Moyen Âge, merci.

Pas besoin de fouiller très loin pour deviner d’où sort ce discours rétrograde et toxique : la manosphère et son gourou Andrew Tate, vénéré par un paquet de jeunes hommes.

Dans cet univers peuplé d’armoires à glace, le pire qui peut se produire est d’avoir une « shape de Doritos ». Du genre : épaules surdimensionnées, jambes en cure-dents.

On peut avoir la couleur orangée d’un Doritos pour une compétition de culturisme, on peut à la limite sentir le Doritos après un entraînement intense, mais pas question d’en épouser la forme de triangle inversé.

Encore plus tabou : manger des Doritos, pas mal moins nocifs que des stéroïdes, mais remplis de calories vides, de gras et de sel, qui n’aident en rien dans l’atteinte du titre de Monsieur Muscles. Quel dommage.