On entend souvent qu’il n’est pas facile de faire parler les garçons. Ceux sur lesquels Jérémie Battaglia braque sa caméra, des armoires à glace d’environ 20 ans, correspondent exactement au cliché du gars qui ne parle pas. À lui, ils s’ouvrent. Ce qu’ils disent dans son documentaire Adonis est parfois très inquiétant.

Les modèles qu’on présente aux garçons et aux hommes ont radicalement changé ces dernières décennies. Si le filiforme Mick Jagger pouvait être un sex-symbol dans les années 1960, le moindre acteur hollywoodien affiche désormais des muscles découpés, même s’il joue l’amoureux romantique dans un film comme La La Land. L’idéal masculin que visent les jeunes hommes interviewés par le réalisateur Jérémie Battaglia (qui a coscénarisé le documentaire avec Marie-Josée Cardinal) dans Adonis est toutefois d’un autre ordre. Ce sont de véritables M. Muscles pour qui l’entraînement est un sport extrême.

Un sport extrême et dangereux.

Le documentariste lève en effet le voile sur ce qu’il décrit comme une crise de santé publique qui passe complètement sous le radar. Il parle d’un système nourri par les réseaux sociaux qui encourage l’utilisation de stéroïdes anabolisants, sans aucune supervision, par des culturistes amateurs.

Ce qu’il montre dans Adonis, c’est – ni plus ni moins – un marché ouvert des produits dopants… pourtant interdits à la vente au Canada. Des substances que bien des jeunes adeptes d’entraînements utilisent « au péril de leur santé », constate le réalisateur. Et avec une lucidité qui glace le sang : tous les jeunes hommes qui parlent de stéroïdes dans son film savent que ces produits sont dangereux pour la santé et plusieurs envisagent quand même d’en prendre. L’un d’eux dit même préférer mourir à 50 ans en faisant ce qu’il aime qu’à 80 ans en s’en privant…

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Inquiet pour les jeunes adeptes du culturisme, Jérémie Battaglia a voulu avec son film Adonis mettre au jour le recours répandu et l’accès facile aux stéroïdes.

Il y a une sorte de désinformation qui est mise en place par des hommes que je qualifierais de prédateurs. Ces influenceurs fitness vont véhiculer l’idée que les effets secondaires [des produits dopants] sont contrôlables.

Jérémie Battaglia, réalisateur

« Il y a parfois une part de vrai dans ce qui est dit, mais ils ne montrent que le bon côté, ils ne montrent pas l’impact que ç’a eu à long terme sur leur santé », indique Jérémie Battaglia.

Zones d’influence

Adonis décrypte aussi la manière dont certains jeunes hommes sont aspirés dans le vortex d’une forme d’entraînement malsaine. L’intérêt pour la musculation peut en effet vite mener dans un coin de l’internet peuplé d’influenceurs qui jouent au coach, de marchands de produits dopants et d’idéologues masculinistes comme Andrew Tate, connu pour son discours misogyne et maintenant accusé de viol et de trafic d’êtres humains.

PHOTO EXTÉRIEUR JOUR, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Les réseaux sociaux jouent un rôle d’accélérateur dans la trajectoire vers le côté nocif de l’entraînement, selon le réalisateur Jérémie Battaglia.

Il suffit de « quelques clics » pour qu’un algorithme identifie l’intérêt d’un jeune pour la musculation et l’expose à des contenus que Jérémie Battaglia associe à un « lavage de cerveau ». « On te dit que, dans la vie, tu dois être musclé comme ça et que, pour y arriver, tu dois manger ça, t’entraîner comme ça et prendre tel produit et, en plus, sur les réseaux sociaux, on va même te le procurer, insiste-t-il. Tout ça sur Instagram, dans l’indifférence la plus complète ! »

Le réalisateur s’entraîne lui aussi. Il avoue dans son film avoir même souffert, plus jeune, d’un trouble alimentaire en raison de son obsession pour l’entraînement.

J’ai 40 ans et je me dis « si j’avais leur âge, qu’est-ce que j’aurais fait ? » Ça me brise le cœur que ça ne soit pas pris plus au sérieux par les autorités.

Jérémie Battaglia, réalisateur

Ce qui confère beaucoup de force à Adonis, c’est la simplicité avec laquelle les jeunes hommes se confient à la caméra de Jérémie Battaglia. Chacun lui parle de ses aspirations, mais aussi de ses failles. Chacun a une blessure en lui qui l’incite à vouloir être musclé, perçu comme fort, attirant, confiant ou même menaçant.

« J’ai moi-même été étonné de la facilité avec laquelle ils se sont livrés, pour être honnête, avoue le réalisateur, qui n’a pas hésité à faire part de sa propre expérience à ses interviewés. Je pense que les garçons en général, on prend rarement le temps de leur demander comment ils vont, de les écouter réellement. Ils ont beaucoup de choses à dire, en fait. »

Mercredi, 20 h, à Télé-Québec

Dès 14 ans

Le processus d’embrigadement dans l’univers de la musculation, Sonia* l’a vu de près. Son fils (qui n’apparaît pas dans Adonis) avait 14 ans quand il s’est mis à l’entraînement. « J’ai commencé à faire des push-ups dans ma chambre, plusieurs fois par jour, raconte l’adolescent qui a presque 16 ans aujourd’hui. J’ai aimé l’effet que ça avait sur mon corps. »

Sa mère a été surprise de cet intérêt soudain, loin de l’univers familial. Elle l’a été davantage quand son fils a évoqué les stéroïdes et les propos « pas si pires » d’un certain Andrew Tate. Plutôt que de s’opposer, elle a dialogué avec lui et s’est intéressée à sa nouvelle passion. « Victor* a toujours eu un sens critique développé », dit-elle.

Non, l’ado n’a jamais pris de produits dopants (« Je suis trop bien informé pour juger que c’est une idée raisonnable », dit-il), mais avoue apprécier le « respect » qu’on lui témoigne à l’école depuis qu’il est plus bâti. Changement appréciable pour un garçon qui a vécu de l’intimidation.

L’entraînement est vite devenu son monde (il est même devenu un « influenceur » dans son milieu), mais Victor garde une distance face aux discours de « mâle alpha » et à la « culture du culturisme » qu’il trouve « ridicule ». « Ce n’est pas parce que je m’entraîne que je dois en faire ma personnalité », dit l’adolescent.

* Noms fictifs pour protéger leur anonymat.