L’expression « gang de rue » n’attire aucune sympathie. Mais est-ce vraiment ainsi qu’on aurait dû qualifier les Bélanger à leurs débuts ? Dans l’essai Il fallait se défendre, Maxime Aurélien, aidé de Ted Rutland (professeur à l’Université Concordia), raconte son parcours et la façon dont il est devenu un peu malgré lui le chef d’une bande de jeunes qu’on a appelée à l’époque les Bélanger, et qui n’avaient au départ qu’une envie : être chez eux à Montréal et profiter de tout ce que cette ville avait à offrir.

Mais nous étions dans les années 1980. Le taux de chômage était élevé, encore plus lorsque vous étiez un jeune Noir, envers qui la société était particulièrement raciste, dans l’emploi comme dans la location de logements. Je me souviens d’une entreprise de taxi qui était fière de dire qu’elle n’avait pas de Noirs dans sa flotte de chauffeurs, et beaucoup de bars leur refusaient l’entrée.

Plus fou encore, lorsqu’un jeune Noir voulait sortir de Montréal-Nord ou de Saint-Michel pour aller s’amuser au centre-ville, il recevait systématiquement le « mot en n » en pleine face. « On se tenait au Paladium les vendredis, se souvient Maxime Aurélien. Dès qu’on sortait du métro Berri, on se faisait courir après, on se faisait crier des noms, on se battait. »

Ce qui m’a bouleversée en lisant ce récit est que Maxime Aurélien, qui n’a que quelques années de plus que moi, fréquentait à peu près les mêmes lieux de mon adolescence — le Paladium, la discothèque Le 13ciel, ses amis allaient à l’école Joseph-François-Perrault dans Saint-Michel où j’ai fait mon secondaire —, mais il vivait une tout autre réalité. Ses années 1980 à lui étaient tout sauf rose bonbon. Fils d’un immigrant haïtien très actif dans sa communauté, Maxime s’est retrouvé seul à la mort de sa mère, quand son père est parti vivre à New York. Car pour lui, son vrai patelin était Montréal et, à peine sorti de l’adolescence, il est revenu dans la métropole pour retrouver ses amis, apportant avec lui le style hip-hop découvert dans la Grosse Pomme, en louant un appartement qu’il payait avec les moyens du bord, dont la petite criminalité. Parce qu’il n’arrivait pas à trouver de travail. « On ne nous embauchait pas, rappelle-t-il. J’appelais pour une job, et j’étais engagé parce que je parlais québécois, parce que crisse, on est québécois, mais dès qu’on te voyait, on te disait que le poste était déjà pris. Et si on te gardait, tu te faisais traiter de n… et de voleur de job. »

Une étiquette lourde à porter

Maxime Aurélien me reçoit dans sa boutique de prêts sur gage dans Tétreaultville, qui est aussi un petit salon de barbier chaleureux. Il a fait lui-même les décorations en bois, tandis que sa femme a peint sur le mur le visage de Bob Marley. Il est père de quatre enfants — dont deux issus d’une union avec la petite-fille du joueur de hockey Maurice Richard !

En raison de son casier judiciaire, sa petite entreprise est la solution qu’il a trouvée pour gagner sa vie. « Je suis capable de travailler, et on m’engage, mais dès qu’on voit mon dossier, tab…. Et je ne suis plus jeune. »

Maxime me jase en compagnie de son ami d’enfance, Luigi Labarrière, qui est DJ et conférencier. Pendant deux heures, les deux hommes qui ont aujourd’hui la cinquantaine me racontent, parfois en riant, leur jeunesse dans une société qui a été sans pitié envers eux. C’est un peu pourquoi, à un moment donné, ils se sont montrés sans pitié eux aussi, parce qu’il fallait se défendre, en effet.

« Les Québécois, les Italiens et les skinheads nous couraient après, énumère Maxime. Les Noirs anglophones aussi, parce que nous parlions français. » Ils sortaient donc en bande, pour se protéger, et assez rapidement, les jeunes qui avaient les mêmes problèmes qu’eux venaient les trouver pour leur demander de l’aide. Parce qu’ils ne pouvaient pas aller voir les policiers, qui les harcelaient.

« Dans le temps, la police, c’était n’importe qui, note Maxime. Ce n’était pas la police d’une école. Ils enlevaient leur ceinture et ils se battaient avec toi, one on one. » Avec de tels souvenirs, j’imagine qu’ils ne sont pas étonnés quand ils entendent les histoires de brutalité envers les Autochtones. Non, et Luigi est même allé à l’enterrement de Joyce Echaquan.

C’est connu, les groupes criminels naissent la plupart du temps dans des communautés pauvres et marginalisées. Mais pour ces jeunes Haïtiens qui n’étaient au départ que de petits délinquants, l’étiquette « gang de rue » est arrivée tout de suite, et les médias en ont fait leurs choux gras. Je me souviens que dans les années 1980, tout le monde avait peur des « gangs de Noirs », entre autres parce que c’était un phénomène nouveau. « Le terme “gang de rue” a été utilisé pour la première fois pour parler des gangs haïtiens, souligne Ted Rutland. Or, des gangs à Montréal, il y en a depuis le milieu du XIXsiècle. C’est la traduction du terme “street gang”, et une façon de dire que ça vient d’ailleurs, que ce n’est pas notre société qui a produit les gangs. Que c’est leur non-intégration qui produit la criminalité, mais l’intégration n’était pas une option, c’était désiré par des jeunes comme Maxime, sauf qu’il y avait des obstacles à chaque pas ! »

Oui, Maxime Aurélien a commis des crimes, mais selon lui, il était loin d’être « organisé » et il ne savait pas trop ce qu’il faisait. Il avait même l’impression parfois d’avoir un break quand il était en prison, parce qu’il était logé et nourri. Il trouve que, malgré des problèmes de racisme qui persistent, les jeunes d’aujourd’hui l’ont plus facile que lui. « Dans le temps, même pour ramasser les poubelles pour la Ville de Montréal, tu ne voyais pas de Noirs. Aujourd’hui, je suis juste content de voir un Noir travailler pour la Ville. J’ai même été content la première fois que j’ai été condamné par une juge noire. »

Soudainement, Maxime craque et les larmes lui viennent aux yeux. « Excuse-moi, c’est juste que c’étaient des affaires qu’on ne voyait jamais. »

Pas besoin d’excuses, c’est plutôt moi qui ai envie d’en offrir, et je ne sais trop comment, sauf peut-être en recommandant ce livre, Il fallait se défendre. Cette histoire mérite d’être entendue pour qu’on finisse par comprendre que le phénomène des gangs provient en grande partie de la façon dont on traite les jeunes non blancs dans notre société. Et que ça ne date pas d’hier.

Il fallait se défendre

Il fallait se défendre

Mémoire d’encrier

266 pages