Ce n’est pas tout le monde qui est abonné au magazine français L’Obs au Québec, aussi est-ce une très bonne idée que les chroniques d’Emmanuel Carrère, qui a couvert pour l’hebdomadaire le gigantesque procès des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, soient réunies dans un livre : V13. Car quand l’écrivain se fait journaliste, ça donne souvent quelque chose d’unique pour la littérature.

C’est d’ailleurs par ce mélange des genres qu’il est devenu un auteur célèbre avec L’adversaire, publié en 2000, qui s’inspirait du procès du meurtrier Jean-Claude Romand, avec qui il avait créé un lien. On retrouve cet aspect documentaire lié à sa subjectivité dans Limonov ou D’autres vies que la mienne. J’ajouterais que L’adversaire fait partie de ces très rares livres que je conseille souvent, en sachant avec certitude qu’il sera lu jusqu’à la fin, même par ceux qui n’aiment pas lire, et que D’autres vies que la mienne est un autre de ces livres rares qui m’ont fait pleurer à chaudes larmes une fois la dernière page tournée.

Un procès peut être long et pénible à suivre, en particulier lorsqu’il est l’un des plus gros jamais organisés en France, à la hauteur de la pire attaque terroriste de l’histoire du pays : « 14 accusés, 1800 parties civiles, 350 avocats, un dossier haut de 53 mètres » résume l’écrivain, qui a suivi pendant neuf mois l’affaire, dont le nom de code est V13, qui donne son titre au livre, puisque les attentats se sont produits un vendredi 13. Le résultat est un condensé extrêmement bouleversant qui mêle le pire et le meilleur de l’être humain, dans le regard de témoin qu’est Carrère.

Pourquoi a-t-il offert ses services de chroniqueur, et qu’est-ce qui l’attirait dans ce procès ? « Ce qui m’intéressait a priori est que, comme objet de justice, c’était quelque chose d’énorme et d’inédit, explique Emmanuel Carrère, joint au téléphone en septembre. Comme je m’intéresse à la justice – j’ai écrit sur un procès d’assises dans L’adversaire et sur la petite justice de proximité dans D’autres vies que la mienne –, c’était un évènement. Par ailleurs, je m’intéresse quand même pas mal aux religions et à leurs mutations pathologiques, donc tout ça faisait que j’ai eu envie d’aller voir. »

Personnellement, j’avais un peu peur d’aller voir en lisant V13, parce que j’étais là quand c’est arrivé. Je venais de débarquer comme correspondante à Paris pour La Presse, un mandat de quatre mois, et l’appartement qu’on louait pour les journalistes était situé à cinq minutes à pied du Bataclan, au cœur du 11e arrondissement où les terrasses ont été visées.

Impossible d’oublier cette nuit d’horreur, mais ce n’est rien comparé à ce qu’ont raconté les survivants lors du procès. V13 est divisé en trois parties, « les victimes, les accusés, la cour », et toute la charge émotive est concentrée dans la première partie où les victimes prennent la parole.

« Certains témoignages assez nombreux de victimes m’ont paru d’une dignité, d’une noblesse et d’une simplicité exemplaires. On voit des êtres humains à nu… dénudés par la tragédie. Il y a quelque chose d’admirable à voir ça. »

Pour la publication du livre, Emmanuel Carrère a augmenté ses textes de beaucoup de notes qu’il avait dû mettre de côté, car, comme tous les journalistes, il devait respecter des contraintes d’espace. « Je les ai quand même pas mal modifiées, remontées et amendées, dit-il, de manière à en faire quelque chose qui ait la cohérence d’un livre, mais qui garde l’espèce d’immédiateté d’un journal, somme toute plus fidèle à la réalité de l’expérience. »

Et pour l’écrivain, cette expérience était d’une grande humanité, qui faisait communauté, décrite comme une traversée. On ne passe pas près d’un an avec tout ce monde-là sans tisser des liens très forts. Au passage, il écorche une déclaration de Manuel Valls qui a dit qu’« expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». « Je pense que c’est une remarque débile [rires]. Dans un procès, on est là pour expliquer et pour condamner, car des condamnations ont eu lieu et les peines ont été lourdes, mais on est là pour essayer de comprendre, bien sûr. Et ça vaut évidemment pour quand on écrit des livres. Sauf que, lorsqu’on écrit des livres, on n’est pas astreint à condamner ou même enclin à le faire. »

Car la particularité de ce procès est que les accusés étaient pratiquement tous des gens périphériques aux attentats, puisque les terroristes sont tous morts, sauf Salah Abdeslam, la vedette du procès, qui devait se faire exploser au café le Comptoir Voltaire et qui a renoncé au dernier moment. Une volte-face qui demeure mystérieuse, même après des semaines de procès. « L’importance qu’on a accordée à Salah Abdeslam tenait à ce que, même s’il n’a pas tué, il devait faire partie du commando », note Carrère.

Un survivant du Bataclan, Pierre-Sylvain, a lancé une phrase qui a résonné chez l’écrivain : « J’attends que ce qui nous est arrivé devienne un récit collectif. »

« On demandait souvent “qu’est-ce que vous attendez du procès ?”, se souvient Emmanuel Carrère. Quand il a dit ça, tout à coup, ça m’est apparu comme une évidence, mais que lui formulait pour la première fois. Alors là, j’étais vraiment très ému et très passionné d’assister à la naissance de ce récit. C’était pour moi la chose la plus forte de ce procès. Son ambition et sa vertu étaient de mettre des mois à déplier ce qui s’est passé en quelques heures terribles de cette nuit du 13 novembre. On a écouté les victimes, les accusés, les avocats de la défense, et malgré tout, ça s’est fait dans une certaine sérénité. »

V13 se lit comme un roman policier avec ceci de différent qu’il y a sans cesse des détails qui ne peuvent qu’appartenir au réel le plus ordinaire, même dans une cause extraordinaire. On apprend des tas de choses sur les traumatismes et l’enjeu de la réparation pour les victimes, sur la solidarité entre les endeuillés et la vie un peu paumée de certains accusés, la complexité du système judiciaire et les ramifications des nébuleuses terroristes en Belgique et en France. On est loin du spectaculaire, mais c’est une plongée dans l’âme humaine, et dans les moyens qu’une société se donne pour tenter de comprendre et de rendre justice, et cela sous la plume d’un observateur qui a fait ses preuves. Je lui demande si cette expérience inspirera le romancier qu’il est. « J’y ai pensé, mais pour l’instant, j’ai abandonné cette idée pour deux raisons. D’abord, je me suis aperçu que ce livre-là n’était pas un hors-d’œuvre et par ailleurs, je n’ai pas envie de passer deux ans de ma vie de plus avec des djihadistes, honnêtement. Mais il ne faut pas insulter l’avenir. On ne sait jamais. »

V13

V13

P. O. L.

363 pages