J’ai connu André Brassard au tournant des années 1990 lorsque, jeune attaché de presse au Théâtre français du Centre national des Arts, à Ottawa, j’ai eu la chance de le côtoyer. Plus tard, en 2017, alors que je travaillais à un ouvrage sur la création des Belles-sœurs, je l’ai retrouvé.

À partir de là, nos rencontres sont devenues régulières. Je l’appelais et il me donnait rendez-vous chez lui, toujours à 13 h. Les discussions que nous avions me faisaient du bien. Je sortais toujours de là énergisé.

Ces dernières années, il vivait en solitaire dans un appartement enfumé du boulevard Saint-Joseph où je suis allé plusieurs fois. Diminué par deux AVC, il bougeait peu. Il avait organisé autour de lui une sorte de centre de contrôle qui lui permettait de regarder des films et des émissions, écouter la radio et lire des romans.

Car, même confiné à son fauteuil roulant, rien ne lui échappait. À travers les amis qui venaient le visiter, il vivait le théâtre par procuration. Il connaissait parfaitement les saisons du TNM, du Rideau Vert et de Duceppe, les choix de metteurs en scène et les distributions.

Il suffisait de lui dire qu’on venait de voir une création au Théâtre d’Aujourd’hui ou à La Licorne et il s’animait. On découvrait alors qu’il avait lu les critiques ou les reportages, quand ce ne n’était pas le texte lui-même. Il savait tout.

Quand j’étais trop dur avec un auteur ou un metteur en scène, il me faisait voir quelque chose que je n’avais pas vu. Lui qui n’avait pas assisté à la représentation confrontait mon jugement et me mettait K.-O. la plupart du temps. Son amour du théâtre était inébranlable. Il s’emportait rarement, mais quand venait le temps de défendre cet art et le sort que l’État lui réserve, les « câlice » et les « tabarnak » fusaient de toutes parts.

Parler de théâtre et d’art avec lui était une incroyable source d’enrichissement. Il maîtrisait l’art de dire de grandes choses dans des mots d’une renversante simplicité. Ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui le confirmeront : André Brassard était le maître des images banales qui faisaient comprendre des choses immenses.

Au sujet d’une grande actrice que j’admirais et qu’il avait dirigée, il m’avait dit : « Elle était comme un bateau à voile ! S’il y avait du vent, elle donnait. » Avec les étudiants de l’École nationale de théâtre, il aimait utiliser la métaphore du club sandwich. Si, en répétition, un comédien en herbe s’étonnait qu’il lui demande de jouer une émotion contraire à celle de la veille, André disait : « Y’a pas juste du poulet dans un club sandwich. »

Celui qui a monté les chefs-d’œuvre de Shakespeare, Tchekhov, Racine et Marivaux avait créé un concept bien particulier pour illustrer son rapport avec les acteurs : le sachet de thé et l’eau bouillante. Il a toujours vu son rôle comme celui qui offre au comédien suffisamment d’information pour qu’il infuse. « Il y a toujours moyen de faire du thé avec de l’eau tiède, mais s’il n’y a rien dans la poche, il ne se passe rien », disait-il.

André Brassard était un grand intellectuel qui fuyait la prétention.

L’homme ne réclamait pas la compagnie des autres. Mais quand elle était là, il était heureux. La présence de comédiens auxquels il avait enseigné, d’auteurs ou de metteurs en scène (comme Alice Ronfard, Violette Chauveau et Geneviève Gratton, qui ont été de véritables anges gardiens pour lui ces dernières semaines) le maintenait en vie.

Il était très fier de ce que devenaient les nombreux comédiens qu’il avait formés. Quand Sandrine Bisson, en recevant un Iris, avait déclaré qu’il avait été l’un des premiers à souffler sur la braise et à croire en son talent, il avait été bouleversé.

Il ne réclamait pas la présence des autres, mais parfois, il fallait savoir décoder les messages. Je me souviens d’un 31 décembre où je m’apprêtais à recevoir une vingtaine d’amis à la maison. Il m’a téléphoné en après-midi pour me demander de lui apporter une caisse de Coke Zéro. J’ai fait attendre la tourtière et la dinde et je lui ai procuré sa drogue préférée (il a longtemps été un adepte du Cherry Coke).

Une fois chez lui, en déposant la boîte dans la cuisine, j’ai aperçu du coin de l’œil trois autres caisses de Coke Zéro au pied d’une armoire. J’ai compris… Lui qui détestait entendre parler du temps des Fêtes souhaitait une présence. J’ai retiré mon manteau, je me suis assis en face de lui et on a jasé.

André avait du mal à composer avec le monde des sentiments et des émotions. De ce côté, on sentait que plusieurs portes étaient fermées. Mais parfois, il acceptait de les ouvrir.

Il faut connaître l’histoire de Brassard pour comprendre celle d’André. Toute son enfance, il a cru que le couple qui veillait sur lui était ses parents biologiques. Or, vers l’adolescence, il a appris qu’il s’agissait en vérité d’un oncle et d’une tante.

Il a surtout découvert que la « tante » qui lui témoignait une étonnante affection était sa mère biologique. Elle profitait des moments où elle était seule avec lui pour le cajoler. En dehors de cela, ces démonstrations étaient formellement interdites par le grand-père. « J’ai rapidement appris que les gens qui voulaient m’aimer devaient se cacher pour me le dire », confie-t-il à Wajdi Mouawad dans l’ouvrage d’entretiens (à lire absolument) Je suis le méchant !

J’ai toujours pensé qu’André Brassard avait quelque chose de Jean Genet, un auteur qu’il a souvent porté à la scène. Comme lui, il a brûlé la chandelle par les deux bouts, il a désobéi, il a combattu des démons et il a fait face à la justice. Ce dernier sujet n’a jamais fait partie de nos conversations. Il a payé pour ces gestes répréhensibles et est passé à autre chose au cours des décennies qui ont suivi.

Tout comme Genet, André Brassard a glané alors qu’il était très jeune une culture vaste et impressionnante par ses propres moyens. Ce petit gars du Plateau s’est gavé de tous les maîtres, tous les penseurs.

Plusieurs grands auteurs québécois ont traversé la vie d’André Brassard : Michel Tremblay, Michel Marc Bouchard et Normand Chaurette, notamment. Leur dramaturgie a été solidement enracinée par celui qui maîtrisait l’art de disséquer un texte, traquant le sens des répliques, remettant en question celles qui lui semblaient stériles.

Celui qui a élevé à un rang supérieur le métier de metteur en scène dans le Québec moderne adulait les acteurs, particulièrement les actrices. Les « siennes » étaient Rita Lafontaine, Andrée Lachapelle, Monique Mercure et quelques autres.

Le départ de ces comédiennes l’a beaucoup fait souffrir. Chez lui trônaient des photos de Denise Morelle, morte dans d’atroces conditions, et de sa chère Rita. Quand il parlait de ces femmes, c’était toujours avec une infinie tendresse. Au sujet de Monique Mercure, il m’a dit un jour cette phrase extraordinaire : « Cette actrice m’a fait sentir que j’étais un botaniste. »

Au plus fort de la pandémie de la COVID-19, en 2020, il a voulu que je lui apporte un exemplaire de ma biographie sur Renée Claude, une artiste qu’il a beaucoup aimée. Je lui ai dit que je craignais de le contaminer. Il m’a dit : « Si tu savais comment que je m’en crisse de mourir. Je veux te voir ! »

Il s’en crissait de mourir, mais il s’est accroché. Il a continué à vivre. Malgré la faiblesse, les douleurs, l’humiliante diminution. Mais la maladie a finalement eu raison de lui. Tout doucement, entouré de gens qu’il aimait, il a quitté la scène côté jardin.

Cher André, je sais que là où tu te trouves, tu as retrouvé « tes actrices » et que tu imagines déjà pour elles une mise en scène à la hauteur de leur immense talent. Et du tien.

Car ta vie ne fut que cela : façonner celles des autres.

En ce jour de première, je te dis merde !

P. S. Je t’enverrai des petits chocolats fancy, comme tu les appelais. Même si ton médecin t’interdisait d’en manger.