Après deux mandats, le commissaire de l’ONF, Claude Joli-Coeur, tire sa révérence.

Si certains multiplient les louanges quant à son leadership et à son ouverture d’esprit (il a notamment mis en place une politique de parité au sein de cette institution vieille de 83 ans), d’autres continuent de critiquer sa gestion des budgets consacrés à la création et à la production de films.

C’est le cas des têtes dirigeantes de Création ONF/NFB. Ce groupe, qui représente près de 300 réalisateurs canadiens, scrute à la loupe depuis des années les moindres décisions de son administration. Vous imaginez leur surprise lorsqu’ils ont découvert que, parmi les membres du comité de sélection chargé de trouver un successeur à Claude Joli-Coeur, il y avait... Claude Joli-Coeur.

« Il s’agit d’une violation des principes de bonne gouvernance et de l’apparence de neutralité et un affront à la confiance du public quant à l’impartialité de ses institutions gouvernementales », ont écrit des cinéastes de Création ONF/NFB dans une lettre envoyée au ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, le 18 août dernier.

Les auteurs soulignent à grands traits le fait que deux postulants sont d’anciens employés de l’ONF. « Ils étaient des candidats rivaux à M. Joli-Coeur lorsqu’il a demandé à être reconduit dans ses fonctions de commissaire en 2019. Après avoir été maintenu en poste, M. Joli-Coeur a éliminé les postes de ces deux employés. Comment ces deux candidats peuvent-ils aujourd’hui s’attendre à être évalués équitablement ? », se demandent les signataires.

J’ai souhaité obtenir le point de vue de l’agence fédérale spécialisée dans la production cinématographique. « Malheureusement, l’ONF ne peut pas commenter le processus d’embauche pour le prochain ou la prochaine commissaire puisque ce processus, comme tous les postes fédéraux supérieurs, est sous la responsabilité du gouvernement du Canada, et plus particulièrement celle du Conseil privé, et est confidentiel », m'a-t-on répondu.

Cette situation fait vivement réagir François Dauphin, président-directeur général de l’Institut de la gouvernance, à qui j’ai fait part de cette situation pour le moins surprenante. « C’est rare que des gens participent à des travaux pour choisir leur successeur. Normalement, on doit former un comité de membres indépendants. Il faut travailler en toute transparence et indépendance d’esprit pour l’évaluation des candidats. »

Il faut savoir qu’historiquement, le commissaire de l’ONF occupe également le rôle de président du conseil d’administration de l’institution. Cette structure administrative « archaïque » renverse François Dauphin. « C’est quelque chose qu’on voit très rarement de nos jours, on ne doit plus faire ça. Par défaut, le président du conseil d’administration se trouve à être celui qui avalise les travaux du conseil, qui vise à évaluer le rôle du premier dirigeant. Donc, il est à la fois celui qui se mandate et celui qui s’évalue. Il y a un problème de gouvernance fondamental à cet égard. »

Au bureau de Pablo Rodriguez, ministre du Patrimoine canadien, des sources m’ont confirmé qu’on suivait de près cet exercice d’embauche. On ne s’inquiète pas outre mesure de la présence de Claude Joli-Coeur au sein du comité, car celui-ci est constitué de « plusieurs personnes ».

On m’a aussi dit que le comité de sélection devait obligatoirement inclure un membre de l’administration actuelle qui « connaît bien le fonctionnement de l’ONF ». Mais fallait-il que ça soit le commissaire sortant ? Je crois que non.

Le choix du comité sera d’abord présenté au ministre qui est, selon certaines sources, au fait des « enjeux » auxquels font face les membres et de la relation entre Claude Joli-Coeur et certains candidats.

Quant aux changements que pourrait apporter Pablo Rodriguez dans la gestion de l’ONF, on a insisté sur le chantier du « numérique ». Bref, pas de grande révolution à l’horizon.

Le règne de Claude Joli-Coeur comme commissaire de l’ONF n’aura pas été un long fleuve tranquille. Nommé en 2014, il a vu son mandat renouvelé en 2019. « On a été très déçus de voir qu’on lui confiait un second mandat, car cela est très rare dans l’histoire de l’ONF », m’a confié le cinéaste Philippe Baylaucq, l’un des porte-parole de Création ONF/NFB.

Si la présence de Claude Joli-Coeur au sein du comité de sélection suscite l’indignation des membres de ce groupe, c’est que ceux-ci souhaitent que l’arrivée du prochain commissaire soit accompagnée d’un véritable vent de changement.

Création ONF/NBF aime à rappeler que les deux tiers du budget de l’ONF sont maintenant destinés à soutenir l’appareil administratif de l’institution, alors qu’environ un tiers est accordé au contenu créatif (y compris les salaires des cinéastes).

La direction de l’ONF conteste cet énoncé. « D’après les chiffres officiels qui ont été vérifiés par le Vérificateur général, je peux dire que 50 % de nos fonds vont à la production, 34 % à la distribution et 16 % aux frais généraux », a déclaré Claude Joli-Coeur en entrevue au Globe and Mail, en juin 2019.

Dans une lettre qui a suivi les propos du commissaire, Création ONF/NFB rappelait que l’ONF reçoit annuellement 62 millions de dollars en argent et que 50 millions de dollars sont consacrés aux salaires des dirigeants, au département du marketing, aux dépenses administratives et aux dépenses internes. Ce sont donc 12 millions de dollars qui seraient alloués aux productions externes.

Des cinéastes de Création ONF/NFB déplorent la distance que tend à maintenir depuis plusieurs années l’ONF avec les créateurs. En 2016, la direction de l’ONF a convié ses employés à une retraite collective destinée à « dessiner l’avenir » de l’institution. « Combien de réalisateurs a-t-on invités à cette rencontre au titre rassembleur “In it together” ? Aucun. Zéro. Pas un seul », écrivait ma collègue Agnès Gruda, en juillet 2019.

Rappelons qu’au début des années 2000, l’ONF a abandonné la formule des « cinéastes maison ». Depuis, les réalisateurs, scénaristes et directeurs de la photographie sont des pigistes. L’époque où des cinéastes comme Claude Jutra, Claude Fournier, Michel Brault, Gilles Carle, Pierre Perrault, Jacques Godbout ou Gilles Groulx étaient associés à l’ONF est vraiment révolue.

Au fil du temps, l’ONF est devenu un centre de distribution d’argent comme l’est également aujourd’hui le Centre national des Arts, à Ottawa, depuis la fermeture de ses ateliers et l’arrêt de ses associations avec les grands théâtres de Montréal et de Québec.

L’ONF continue de soutenir la création cinématographique, mais son rôle s’amenuise, s’égare, se dilue. Certains diront que cela est le reflet de notre époque et de ses besoins. D’autres, comme moi, penseront plutôt que cette soi-disant envie de démocratisation a fait naître une structure qui a grandement besoin du regard aiguisé d’un ministre courageux.

Qui sera cette personne ? Pablo Rodriguez jouera-t-il dans ce film ?