Avez-vous remarqué comme moi le nombre croissant de publicités télévisées qui sont doublées ?

Depuis quelque temps, j’ai l’étrange et désagréable impression de retourner aux années 1960, où beaucoup de messages publicitaires souffraient d’un manque de synchronisation entre les babines et les mots.

De nos jours, si vous êtes attentifs, vous allez vous rendre compte que les méthodes de doublage se sont hautement raffinées. On imagine dès le départ des concepts où les portions de doublage sont minimes et subtiles. Les personnages qui apparaissent à l’écran sont souvent éloignés.

Deux ou trois phrases doublées, une voix narrative à la fin du message, et le tour est joué !

Pour valider cette observation, j’ai appelé Jean-Jacques Stréliski, professeur associé au département de marketing de HEC Montréal. Au bout de trois secondes, ce spécialiste de la publicité m’a confirmé la chose.

« Vous ne vous trompez pas. C’est un effet de la mondialisation et de la standardisation à la fois de la pub et aussi de la production. La raison est claire : c’est une question d’économies. »

L’énorme fragmentation des canaux de diffusion de la publicité, sous toutes ses formes, force les annonceurs à faire des choix. Pour assurer une forte présence de leurs annonceurs, notamment sur le web, les agences doivent réduire les budgets, entre autres celui qui sert à créer des campagnes originales pour les marchés plus précis comme le Québec.

Précisons que les coûts de production d’une campagne télévisée originale au Québec (n’incluant pas le placement média) peuvent varier de 1 à 2 millions de dollars, parfois plus, selon le nombre de messages à produire, la complexité du tournage et les talents qui sont embauchés (si on choisit une grosse vedette comme porte-parole, les coûts seront plus élevés).

Il ne faut pas croire que seul le Québec est touché par ce phénomène de standardisation. Ces campagnes publicitaires, créées à New York, Londres, Amsterdam ou Toronto, sont diffusées « clés en main » dans plusieurs pays moyennant l’embauche de quelques comédiens locaux qui vont en studio pour plaquer leur voix.

Les concepteurs de ces messages « normalisés » font preuve d’une certaine ingéniosité pour s’adresser à tous les publics. Jean-Jacques Stréliski s’est attardé à observer ces détails. « La chose est subtile. On fait des castings avec des gens qui ne sont pas trop typés. Il est parfois difficile de dire, avec la tenue vestimentaire ou les coupes de cheveux, si les personnages sont des Américains, des Canadiens anglophones ou des Québécois. »

Est-ce que cette forte présence des publicités télévisées doublées signifie que les téléspectateurs québécois auront droit à moins de messages qui leur parlent avec les couleurs de leur langue et de leur culture — je pense aux récentes campagnes de Maxi avec Martin Matte ou à celle de Familiprix et son fameux « Ah ! Ha ! ».

Jean-Jacques Stréliski croit qu’il reste environ une « cinquantaine » de marques et d’entreprises qui peuvent encore s’offrir des campagnes télévisées originales au Québec.

Dominique Villeneuve est présidente-directrice générale de l’Association des agences de communication créative (A2C). Elle croit qu’il faut voir les choses autrement. « La création québécoise passe maintenant par plusieurs canaux. Des concepts faits ici, il y en a beaucoup. Ils sont diffusés autrement. »

Anik St-Onge, professeure de marketing à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (ESG UQAM), est aussi de cet avis. « On verra moins de campagnes originales à la télévision, mais si vous remarquez, on continue de jouer sur les cordes des Québécois à la radio et en affichage, et surtout sur le web avec le marketing de contenu. C’est maintenant là que l’aspect créatif est le plus fort. »

Chaque année, A2C gère le concours Idéa, qui regroupe des créations publicitaires québécoises dans six catégories. L’année dernière, pas moins de 400 projets ont été honorés.

Reste que le médium de la télévision demeure synonyme d’« espace public ». Pascal Routhier, chef de la stratégie à l’agence Rethink, aime utiliser l’analogie de la « scène » pour parler des médias comme la télévision et des « coulisses » pour désigner certains autres. « Ce phénomène a un impact négatif sur la santé des marques, dit-il. Si tu arrêtes d’exister “sur la scène”, c’est plus difficile de s’immiscer dans la culture populaire. »

On peut évidemment s’interroger sur l’effet de ces messages « standardisés » auprès des consommateurs. Ont-ils la même force de frappe qu’un concept développé ici et destiné à parler aux gens d’ici ? « Ce qui caractérise une bonne publicité, c’est sa manière de jouer avec nos émotions, explique Anik St-Onge. Or, ces campagnes adaptées réussissent rarement cet objectif. Ça devient tellement neutre qu’on ne les remarque plus. »

Anik St-Onge a parfaitement raison. Cette manière de faire procure un effet que je qualifierais de « catalogue Sears ». On se retrouve devant des concepts lisses, ordinaires et passe-partout.

« Ce n’est pas juste une question de langue, mais de ton, de références culturelles, de clins d’œil complices, ajoute Pascal Routhier. Combien de publicités en français sonnent creux et générique ? […] Je pense que les grands perdants là-dedans ne sont pas les Québécois, mais plutôt les marques nationales ou internationales qui ratent une occasion de mieux communiquer avec les Québécois. »

Il faut se le dire, de bonnes publicités drôles ou émouvantes font partie du plaisir des téléspectateurs. Alors que nous nous apprêtons à plonger dans la fameuse rentrée télévisuelle, je vous invite à faire l’exercice de soumettre le baromètre de vos émotions aux publicités, celles qui vous parlent directement et celles qui tentent de vous séduire de manière artificielle.

Après tout, la publicité poursuit essentiellement le même but : celui de nous faire dépenser. Ça serait la moindre des choses de nous le demander en nous regardant dans les yeux.