Barbada est une drag queen très populaire à Montréal. En plus de se produire dans les bars du Village, elle présente depuis plusieurs années des contes destinés aux enfants dans les bibliothèques publiques du Québec.

Ce personnage qu’a créé Sébastien Potvin est tellement apprécié qu’une série de dix émissions a été produite pour ICI Tou.tv. Je vous en ai parlé dans une chronique en mars dernier.

Il y a quelques mois, Sébastien Potvin a été invité à offrir L’heure du conte dans les deux bibliothèques de l’arrondissement de Saint-Laurent (Du Boisé et Vieux-Saint-Laurent). Les rencontres avec les bouts de chou doivent avoir lieu en novembre.

Ça faisait longtemps que la direction des bibliothèques de cet arrondissement souhaitait accueillir Barbada. La programmation automnale des établissements a récemment été soumise au conseil d’arrondissement.

Lorsque les cinq élus de Saint-Laurent ont vu le nom de Barbada dans la grille d’activités, leur tête s’est remplie de questionnements, d’appréhensions et de craintes.

Ouille ! Il ne faudrait pas décevoir les électeurs ! Ouille ! Il ne faudrait pas choquer les citoyens conservateurs.

Précisons, avant d’aller plus loin, que l’arrondissement de Saint-Laurent est dirigé par un conseil entièrement composé de membres d’Ensemble Montréal : Alan DeSousa (maire), Aref Salem (chef de l’opposition officielle), Vana Nazarian, Jacques Cohen et Annie Gagnier.

Selon une employée des bibliothèques avec laquelle je me suis entretenu et qui préfère conserver l’anonymat, la décision d’annuler l’évènement a été prise il y a quelques jours. C’était irrévocable.

Cette décision du conseil a semé la « colère » chez certains employés des bibliothèques. « Le personnel est outré, m’a dit l’employée. C’est de l’intolérance, c’est de la censure. »

Les employés ont du mal à comprendre cette position, car ils se font dire par la direction générale de la Ville de Montréal de mettre de l’avant des activités et des initiatives qui favorisent la diversité et l’inclusion.

Lundi matin, j’ai souhaité m’entretenir avec Alan DeSousa. Je voulais savoir comment les choses s’étaient déroulées et quels étaient les motifs qui justifiaient cette décision. Quelques heures plus tard, je l’avais au bout du fil. Il a esquivé toutes mes questions sur la manière dont les élus en sont venus à fermer la porte à ce double évènement.

Il m’a plutôt annoncé que lui et d’autres élus allaient rencontrer Sébastien Potvin (une suggestion de ce dernier et de la direction des bibliothèques) afin de discuter des propos qui seront tenus lors de L’heure du conte. « Qu’il s’agisse d’une drag queen n’est pas un enjeu pour nous, m’a-t-il dit. On se préoccupe surtout des sujets qui vont être abordés et qui pourraient être sensibles. »

Je le répète : la Barbada qui fait des blagues salées à 2 h du matin dans les bars du Village est diamétralement opposée à celle qui s’installe sur un tabouret devant des enfants le samedi matin.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Barbada

J’ai demandé à Sébastien Potvin de me donner des exemples de contes qu’il lit aux enfants. Il y a Le crocodile qui avait peur de l’eau. Ça raconte l’histoire d’un crocodile qui, en tombant dans l’eau, se met à éternuer. En éternuant, il se met à cracher du feu. Le crocodile réalise alors qu’il est un dragon. C’est pour cela qu’il avait peur de l’eau.

Il y a aussi Ada, la grincheuse en tutu, d’Élise Gravel, qui parle d’une petite fille qui n’aime pas les cours de ballet qu’on lui impose. Elle se découvre une passion pour le karaté. Et puis, il y a La princesse et le poney, qui nous plonge dans le rêve de Prunelle, qui veut un cheval musclé afin de devenir une guerrière.

Vous imaginez la scène : Sébastien Potvin va rencontrer des élus municipaux de la métropole du Québec pour leur dire qu’il va raconter des histoires de crocodile et de princesse aux enfants et qu’il ne va pas leur parler de bites, de boules et de nounes !

A-t-on besoin d’être rassuré à ce point ? Il semble que oui.

S’il y a un seul message que Barbada passe aux enfants à travers ses contes, c’est : tu peux être qui tu es vraiment dans la vie ! Ce n’est pas beau, ça ?

Alan DeSousa m’a rappelé que c’est dans son arrondissement qu’a été « inventé » le « vivre ensemble ». Il a aussi précisé au passage que son arrondissement est constitué d’une grande diversité culturelle.

Justement, si cet arrondissement connaît le « vivre ensemble » depuis des décennies, ne devrait-il pas s’ouvrir à cette réalité ? Barbada n’est pas la seule drag queen au monde à présenter des contes aux enfants. Quelqu’un qui s’intéresse à ce qui se passe ailleurs sait très bien de quoi il s’agit.

Ce qui m’achale dans cette extrême prudence, c’est que des élus veulent décider de ce qui est bien ou pas pour la morale des citoyens. Personne n’est obligé d’aller voir Barbada dans une bibliothèque. Peut-on laisser aux parents le soin de décider ce qui est bon ou mauvais pour leurs enfants ?

Ce n’est pas la première fois que le passage de Barbada dans des bibliothèques crée des soubresauts. En juin dernier, l’annonce de sa venue à Dorval a donné lieu à certains commentaires méprisants sur les réseaux sociaux. Par prudence, les organisateurs de l’évènement ont fait appel à la police afin de s’assurer que tout se déroule bien.

Cette peur, cette satanée peur d’avoir peur, de déplaire, de bousculer les idées bien pensantes, de créer une tempête sur les réseaux sociaux, c’est cela qui a amené les cinq élus de Saint-Laurent à mettre collectivement le pied sur le frein.

Alors qu’il aurait été tellement plus simple de se renseigner, de faire confiance aux responsables des bibliothèques qui ont eu cette idée et, surtout, de s’en remettre au bon jugement des citoyens. Ceux qui sont ouverts d’esprit.