Dans Delirious, en 1983, l’humoriste Eddie Murphy se moquait d’entrée de jeu de la communauté gaie. « Les tapettes n’ont pas le droit de me regarder le cul quand je suis sur scène », disait-il, énumérant les règles de bienséance de son spectacle.

« J’ai peur des personnes gaies. Je fais des cauchemars à propos des personnes gaies. J’imagine que j’arrive à Hollywood et que je découvre que Mr. T est une tapette ! » La suite du monologue est trop crue pour être publiée dans un journal familial. Disons simplement qu’il y était beaucoup question de sodomie. Murphy faisait ensuite des blagues sur le sida, ce qui a provoqué l’ire de la communauté gaie américaine.

Dans son spectacle suivant, Raw, en 1987, Eddie Murphy prétendait qu’il ne pouvait plus voyager librement aux États-Unis, parce que « les tapettes » voulaient sa peau. « Je ne peux plus aller à San Francisco. Je suis sur le radar homo, 24 heures sur 24 », disait-il, avant d’imiter un policier gai, particulièrement efféminé, qui procéderait à son arrestation. « Il n’y aurait pas de sirène, ce serait une vraie tapette faisant un bruit de sirène avec sa bouche, assis sur le capot. Woûwoûwoû ! »

J’ai vu Raw au cinéma. J’avais 14 ans. J’ai vu Delirious la même année, en vidéocassette. (C’était avant Netflix, les enfants.) Je me souviens avoir souvent ri de ces blagues, que l’on se répétait entre amis. « Je me moque des homosexuels parce qu’ils sont homosexuels, disait Eddie Murphy dans Delirious. Je me moque de n’importe qui. Je n’en ai rien à foutre ! »

J’ai aussitôt pensé à Eddie Murphy en voyant le plus récent spectacle de Dave Chappelle, The Closer, sur Netflix. Je suis un fan de Chappelle. J’ai vu tous ses spectacles sur Netflix, certains meilleurs que d’autres. Il a le don de faire réfléchir, de nous bousculer dans nos convictions, tout en se tenant à la limite de l’outrance et de la provocation. C’est, à l’instar d’Eddie Murphy à son époque, une star du stand-up avec un talent exceptionnel pour la « livraison » comique.

Dans The Closer, Dave Chappelle règle ses comptes avec la communauté trans, qui lui en veut depuis des propos jugés transphobes il y a 15 ans. L’humoriste en rajoute deux, trois couches, se moquant allègrement du physique de personnes trans tout en se demandant si les femmes trans sont vraiment des femmes. Chappelle plaide l’exception qui confirme la règle – une humoriste trans qui a pris sa défense, à ses risques et périls – afin de faire la démonstration des excès du militantisme LGBTQ+. Le fameux « je ne suis pas transphobe, j’ai une amie trans », en somme.

Il utilise le même procédé pour discréditer les militants queers en rappelant qu’il respecte les militants gais de la première heure, ceux de l’époque des manifestations de Stonewall. Laissant sous-entendre, a contrario, que les militants d’aujourd’hui sont bien sûr trop fragiles et sensibles.

Certes, Chappelle se moque de tout le monde : des Blancs, des Noirs comme des Juifs (non pas pour perpétuer les stéréotypes antisémites traditionnels, mais pour dénoncer le traitement réservé aux Palestiniens). En revanche, il aurait de la difficulté à nier qu’il ne table pas sur des préjugés transphobes afin d’amuser son public. Ses blagues sur les trans, qui comptent pour l’essentiel de son spectacle, sont abondantes et chargées.

Ce que démontre Chappelle, consciemment ou pas, c’est que la communauté trans, dans son ensemble, est un punching bag comique socialement acceptable en 2021. Au même titre que la communauté gaie l’était il y a 40 ans, et pas seulement pour Eddie Murphy.

Des employés de Netflix, appuyés par des militants LGBTQ+, ont manifesté devant le siège social de l’entreprise la semaine dernière, à Los Angeles, pour dénoncer ce qu’ils estiment être des propos transphobes cautionnés par leur employeur.

Il n’en fallait pas davantage pour que Dave Chappelle, qui reçoit quelque 20 millions de dollars de Netflix pour la diffusion de chacun de ses spectacles, ne s’affiche en victime de la culture du bannissement. L’humoriste a affirmé que des représentations de son film Untitled, sur une série de spectacles chez lui en Ohio, avaient été annulées par des festivals. Pour se consoler, il présentera le documentaire devant des salles combles de 20 000 places, un peu partout en Amérique du Nord…

Ce qui me semble clair, tant dans son spectacle que dans la controverse qu’il a soulevée, c’est que Dave Chappelle accepte mal la critique. C’est la part trop souvent occultée des débats sur la culture du bannissement. Sauf en de rares exceptions, une personne n’est pas bannie pour ses propos. Elle est critiquée, parfois violemment, alors qu’elle n’a pas l’habitude de l’être. Elle en est d’autant plus surprise que la critique provient souvent de gens qui n’ont pas eu, traditionnellement, l’habitude d’être entendus.

Parfois, bien sûr, la critique va trop loin, tout comme le propos critiqué. Mais elle n’en est pas moins légitime. Ce n’est pas un hasard si, dans la plupart des polémiques liées à la culture du bannissement depuis deux ans, ceux qui sont critiqués proviennent de groupes privilégiés (Dave Chappelle est certes un Afro-Américain, mais c’est aussi un homme hétéro multimillionnaire) et ceux qui critiquent, de groupes marginalisés (ethnoculturels, sexuels, etc.).

Or, ceux qui se plaignent le plus d’être des victimes de la cancel culture évacuent la notion de privilège, tant ils ont l’habitude d’avoir voix au chapitre ou d’être portés aux nues. Ils n’ont surtout pas l’habitude d’être contredits ni cloués au pilori. Au bout du compte, ils perdent rarement leurs tribunes.

Dave Chappelle va présenter son film dans des arénas. Netflix continuera de lui payer des dizaines de millions de dollars pour l’exclusivité de ses spectacles. Se plaindre de censure, dans les circonstances, est l’hypocrisie du « On ne peut plus rien dire » poussée à son paroxysme.

Eddie Murphy admet lui-même grincer des dents aujourd’hui lorsqu’il entend ses vieilles blagues homophobes. N’oubliez pas ce qu’était le contexte de l’époque, et que je n’avais que 21 ans, rappelait-il en entrevue il y a deux ans. Déjà, en 1996, Murphy regrettait ses blagues sur le sida. « Aujourd’hui, je suis mieux informé et je comprends très bien qu’il n’y a rien de drôle là-dedans », avait-il déclaré.

Je n’ose imaginer, dans mon petit cercle d’amis du secondaire, alors que l’on répétait sans cesse les blagues de Delirious et de Raw, s’il y avait eu parmi nous un garçon gai de 14 ans. Je n’ose imaginer l’humiliation et sans doute la colère qu’il aurait ressenties. Une humiliation et une colère semblables à celles de personnes trans devant les blagues de Dave Chappelle, 35 ans plus tard ?