Ma mère trouve ça bien épouvantable que des enfants regardent la série de l’heure, Squid Game (Le jeu du calmar), sur Netflix.

« C’est beaucoup trop violent !

— L’as-tu vue ?

— Non, mais il paraît que tout le monde se fait tirer dessus.

— J’ai beaucoup aimé ça. Et je te rappelle que tu m’as fait regarder La dernière maison sur la gauche quand j’avais 12 ans et que j’en suis encore traumatisée.

— C’était pour que tu comprennes qu’il ne faut pas suivre des inconnus.

— Si ça se trouve, les jeunes qui regardent Squid Game vont comprendre qu’il est dangereux de s’endetter… »

J’ai regardé cette série en rafale en appréciant son sous-texte économique pas subtil pour deux sous. Les participants à ce jeu morbide, qui ont tous en commun d’être endettés jusqu’au cou, doivent survivre à des épreuves qui sont des jeux d’enfants aussi simples que « Un, deux, trois, soleil », dans un décor rose bonbon. S’ils échouent, ils sont carrément éliminés, et tout ça pour l’amusement de types riches et puissants.

C’est fou, ce qu’on est prêt à faire lorsqu’on est dans la dèche, car dans cette série, les participants peuvent arrêter quand ils le veulent, mais la réalité qui les attend à l’extérieur leur semble pire que ce concours sanglant. Cette série sud-coréenne respecte assez bien l’esprit de cette cinématographie unique de la Corée du Sud, intense et théâtrale, pour qui la fréquente un peu. Dans ce rayon, je ne me suis jamais tout à fait remise d’Old Boy, de Park Chan-wook, ni de Snowpiercer, de Bong Joon-ho…

Si Squid Game est devenue un phénomène, c’est qu’il y a bien sûr un effet d’entraînement à force d’en parler, mais aussi parce que la série touche probablement une corde sensible. Ce monde devient de plus en plus cruel, économiquement parlant.

Il l’a toujours été, mais ça s’aggrave, de Séoul à Montréal. Une société ne peut pas bien aller quand tout le monde est sur les dents. « La carte à puce remplace le Remington », chante MC Solaar dans Nouveau western, que j’ai eu envie de réécouter en apprenant qu’il avait réglé son litige de 20 ans avec sa maison de disques. L’album n’a pas pris une ride, même si le western économique est de moins en moins nouveau et de plus en plus violent.

La solidarité s’effrite dans un monde de prédation, quand tout le monde lutte pour sa survie, tandis que d’autres vivent au paradis fiscal. Je lis tous les reportages sur la crise du logement à Montréal. Ça ressemble un peu aux éternels travaux routiers. Le manque de vision à long terme fait qu’on sera coincé avec ce grave problème pour longtemps, je le crains. Une amie de ma mère qui habite son logement depuis 37 ans vient d’apprendre, à deux mois de sa retraite, que l’immeuble où elle habite a été vendu à une société à numéro qui veut bien sûr faire des rénovations.

Ce qui a fait de Montréal une ville à échelle humaine qu’on aime, c’était justement la mixité sociale, la possibilité de se loger à bon prix un peu partout dans l’île.

Même moi, maintenant, quand de petits couples visitent des immeubles à vendre dans la rue, je ne vois plus une famille sur le point de prendre son envol, mais des prédateurs, car les loyers ne correspondent plus aux hypothèques démentes.

Dans le roman Sadie X, de Clara Dupuis-Morency, le personnage de Claire constate que rien d’intéressant ne succède à la fermeture des lieux chouettes du Mile End, devenu trop cher, alors qu’il ne payait pas de mine il y a 20 ans, quand plein d’artistes y ont trouvé refuge. « Montréal ne sait pas apprendre de ses villes-sœurs, dit Claire. Il pourrait voler un truc ou deux à Berlin, à Dakar ou à Barcelone. Ces métropoles résistent à devenir des mégapoles. […] Et voilà que le quartier convertit ses triplex en villas à 2 millions. Les jeunes millionnaires, ils ne veulent plus vivre en banlieue ni même dans les musées du Haut-Outremont. Ils veulent vivre “la vie de quartier”, mais un quartier, pour eux, ça veut dire un choix varié de restos végés. »

On sent cette déperdition dans le film Le guide de la famille parfaite, que j’ai vu un peu en retard. Je trouve que Louis Morissette écrit des films d’horreur – venant de ma part, c’est un compliment – quand je repense au film Le mirage. Je ne comprends pas ces vies basées sur la performance, ces cuisines immaculées toutes pareilles, et en fait, je me suis beaucoup identifiée à l’ado qui ne voit aucun intérêt à poursuivre le rêve de son père au sein d’une école où tous les parents sont en compétition pour que leurs enfants atteignent des sommets qui ne donneront pas forcément un sens à leur vie dans un monde qui semble aller droit dans le mur. Cette génération-là peut bien souffrir d’anxiété.

J’ai l’impression que c’est dans ce terreau fertile que les groupes conspirationnistes naissent, où les gens en chute libre sombrent dans des théories paranoïaques parce qu’ils sont incapables de s’expliquer leur déclassement, la perte de l’espoir en un avenir meilleur.

Vous n’avez pas le sentiment, des fois, que le système est en train de craquer de toutes parts ? Tout coûte plus cher tandis que les revenus stagnent, et on propose en panique quelques hausses de salaire à mesure que la pénurie de personnel prend de l’ampleur, les secteurs du travail les plus touchés étant, ce qui n’a rien d’étonnant, ceux qui étaient traditionnellement féminins, dans la santé, les garderies, les écoles, la DPJ, etc., après des décennies de coupes. Ces métiers où l’on s’occupe des autres et qui maintiennent le tissu social.

La série Squid Game, en comparaison, est un divertissement presque enfantin. Ce qui donne froid dans le dos n’est pas tant sa violence que ce que l’on y reconnaît de l’air du temps de plus en plus glacial. Ce n’est pas pour suivre la parade que les jeunes la regardent en masse : c’est parce qu’elle leur parle.