En décembre dernier, des chercheurs de l'Institut de recherche et d'informations socio-économiques (IRIS) lançaient un pavé dans la mare : dans un rapport, ils accusaient certains ordres professionnels de verser dans le corporatisme au détriment des intérêts du public.

« Quand on a créé le système professionnel il y a plus de 40 ans, il était clair que la mission première des ordres serait la protection du public, tandis que la promotion des intérêts des professionnels serait du ressort des associations et des syndicats, rappelle Guillaume Hébert, l'un des auteurs du rapport. Or, encore aujourd'hui, les ordres sont coincés dans une tension entre ces deux rôles, ce qui les fait trop souvent déraper dans le corporatisme. »

Il donne en exemple la pratique de l'incorporation des professionnels, entre autres celle des médecins, qui coûte des centaines de millions au Trésor public - une « défiscalisation [qui] plombe la capacité de l'État à maintenir des services publics accessibles », signale le rapport. Toujours du côté des médecins, le dossier des frais accessoires illustrerait à lui seul de façon criante le problème soulevé par l'IRIS, ajoute Guillaume Hébert.

Autre exemple : depuis 2009, les travailleurs sociaux sont les seuls professionnels autorisés à faire des évaluations psychosociales pour les mandats d'inaptitude. Auparavant, les psychologues, les techniciens en travail social et les infirmières pouvaient aussi le faire. Ce qui devait être une mesure introduite pour assurer la protection du public a eu pour effet de réduire le nombre de professionnels autorisés à réaliser l'évaluation et à « diriger vers le privé des personnes souhaitant éviter les listes d'attente en CLSC, qui varient de 6 à 8 mois », note le rapport.

RÉACTION VIRULENTE DES ORDRES

Le dur constat de l'IRIS a provoqué l'ire des ordres et du Conseil interprofessionnel du Québec (CIQ).

« Oui, il y a une tension dans le système professionnel entre la protection du public et des considérations économiques, reconnaît Jean-François Thuot, directeur général du CIQ. Mais cette tension ne se traduit pas en dysfonctionnements. Nous réfutons totalement cette conclusion. On ne dit pas qu'il n'y a jamais eu de problèmes. Mais il y a quand même 46 ordres et près de 400 000 professionnels qui, tous les jours, accomplissent des millions d'actes en assurant la protection du public, sauf exception. »

Loin d'être malsaine, la fameuse tension serait plutôt la preuve que les ordres font bien leur boulot, estime M. Thuot. « Le système professionnel n'est pas désincarné : il est aux prises avec un système plus grand que lui, celui du marché », rappelle-t-il.

« Le défi constant de notre système est de garder le cap en demeurant un rempart contre les influences du marché. »

- Jean-François Thuot, DG du Conseil interprofessionnel du Québec

Tout cela demeure néanmoins confus aux yeux du public, si l'on se fie au sondage annuel mené par le CIQ et la firme CROP sur la confiance des Québécois envers les professionnels et leurs ordres. En 2015, seulement 10 % des individus sondés ont déclaré que la mission des ordres consiste à protéger le public, alors que 45 % ont affirmé qu'ils ont pour mandat de défendre leurs membres. Des chiffres qui restent sensiblement les mêmes d'une année à l'autre malgré la campagne de sensibilisation du CIQ ayant pour thème « Ordre de protéger ».

CRITIQUE RÉCURRENTE

Pour Luc Bégin, professeur d'éthique appliquée à l'Université Laval, le constat de l'IRIS n'est pas nouveau. « C'est un vieux diagnostic posé par la sociologie des professions depuis des années », dit-il. Toutefois, « la tension existe bel et bien, entre autres parce que les professionnels attendent de leurs ordres qu'ils défendent leurs intérêts ».

« J'ai l'impression que beaucoup de professionnels eux-mêmes ne savent pas du tout ce qu'est la mission de leur ordre, avance-t-il en pesant ses mots. Alors, ce n'est pas étonnant que le public s'y perde aussi. »

Selon M. Bégin, l'existence de la tension entre protection du public et promotion de la profession n'est pas un signe de réussite comme l'entend le CIQ. « Je ne dirais pas que c'est un signe d'échec non plus, mais c'est certainement un signe de sérieux malaise », affirme-t-il.