Si vous avez connu les magasins Woolco, avec leurs alléchantes et frénétiques journées à 1,44 $, j’ai le regret de vous annoncer qu’ils ont été remplacés par des Walmart voilà maintenant 30 ans. C’était en mars 1994. Deux constats : le temps passe vite et le Québec a donné du fil à retordre au mastodonte américain.

« Walmart envahit le Canada », annonçait Le Devoir au lendemain de la vente de 122 Woolco, dont 20 au Québec, à l’entreprise de Sam Walton. Avec un titre pareil, l’heure semblait grave.

D’ailleurs, la nouvelle de l’arrivée du grand méchant loup américain dans la bergerie canadienne avait fait trembler les commerçants autant que les investisseurs. En trois jours, les actions de La Baie avaient reculé de 18 %, celles de Canadian Tire de 13 % et celles de Sears Canada de 6 %, avait rapporté La Presse dans un article intitulé « La terreur des commerçants ». On y racontait qu’aux États-Unis, l’arrivée de Walmart dans certaines agglomérations « tue littéralement le centre-ville ». Rien de rassurant.

Mais au moins, dans la transaction, Walmart conservait les 16 000 employés de Woolco. Cela avait assuré une transition en douceur et très rapide. À peine deux mois après l’annonce de la mi-janvier, Walmart accueillait déjà ses premiers clients.

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Façade du premier magasin de Sam Walton, fondateur de Walmart, à Bentonville, en Arkansas, en 2013

Ce court délai ne permettait pas de transformer les locaux pour les mettre au goût du jour. De toute manière, l’empire de Sam Walton ne dépense pas un sou inutilement, comme on le constate illico en visitant son siège social rudimentaire, en Arkansas.

Pour les clients, le changement d’enseigne n’était donc pas très dépaysant, ce qui était peut-être voulu et bénéfique. Des années plus tard, on pouvait presque sentir l’odeur de Woolco dans certaines succursales tant elles étaient surannées.

Il est quand même curieux que les destins de ces deux chaînes de grands magasins à bas prix se soient ainsi croisés, car les deux sont nées la même année, soit en 1962, et dans le même pays.

À son arrivée au Canada, Walmart réalisait déjà un chiffre d’affaires de 67 milliards. C’est dire comme sa croissance fut fulgurante. Ses ventes dépassent maintenant 648 milliards, presque 10 fois plus. Et presque autant qu’Apple et Alphabet (Google) réunis.

Désormais, 1,5 million de Canadiens se rendent chez Walmart chaque jour et le même nombre visite son site web. C’est énorme, comme à peu près tous les chiffres qui concernent ce détaillant hors norme. Ses effectifs comptent désormais 100 000 personnes et on dénombre 403 magasins.

Le plus célèbre d’entre eux est sans conteste celui de Jonquière, le premier en Amérique du Nord à se syndiquer au sein de l’empire Walmart. Sa fermeture en 2005 pour cause officielle de « non-rentabilité », peu de temps après l’arrivée des TUAC dans le portrait, avait soulevé l’indignation partout dans la province.

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Le Walmart de Jonquière, en 2005

Et jusqu’à l’Assemblée nationale où Bernard Landry, alors chef de l’opposition, avait annoncé qu’il boycotterait la chaîne de magasins en dénonçant ses manœuvres. Très rarement avions-nous entendu un politicien attaquer ainsi une entreprise privée.

Depuis sa naissance, le détaillant n’avait jamais cru bon de soigner sa réputation. Son fondateur n’y voyait pas l’intérêt. De toute évidence, il avait tort. La cote d’amour des Québécois envers Walmart – passée de 71 %, en 2004, à seulement 11 % après cette fermeture choquante – nuisait aux ventes. Et même à l’expansion, les maires étant moins enclins à accueillir une succursale de l’empire sur leur territoire.

Un premier porte-parole francophone a été embauché. Les produits d’entreprises québécoises ont commencé à être mis en vedette dans l’entrée des magasins, question d’effacer l’image du méchant américain insensible aux réalités particulières du marché québécois.

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En novembre 2023, Walmart annonçait son adhésion au programme « Les produits du Québec ».

Cette initiative avait même eu droit à son propre espace dans le musée de Walmart, en Arkansas. Je l’avais vu de mes yeux, en 2008, en marge de la spectaculaire assemblée annuelle des actionnaires animée par Queen Latifah et regroupant 15 000 employés venus d’une pléiade de pays.

Le représentant de Walmart qui m’accompagnait m’avait emmenée voir la petite vitrine contenant quelques produits québécois et une affiche en français avec le nom du programme, Achat-Québec. J’ai toujours suspecté que ça avait été arrangé avec le gars des vues. En relisant mes textes de l’époque, je me suis rappelé que j’avais été la seule journaliste canadienne invitée à l’évènement. Sans doute pas un hasard.

L’affaire de Jonquière s’est rendue jusqu’en Cour suprême où les employés ont eu gain de cause. Je serais curieuse de connaître la facture des avocats au dossier.

Pendant ces procédures, les employés de Saint-Hyacinthe se sont aussi syndiqués. Une épine supplémentaire dans le pied. Pour les raisons que vous pouvez imaginer, la rédaction de la première convention a pris un temps fou : quatre ans. Dire que l’accréditation a été révoquée 22 mois plus tard…

En 2020, une autre initiative de Walmart a été mal accueillie au Québec, notamment par la cheffe de l’opposition officielle à Québec, Dominique Anglade. Sur Twitter, devenu X depuis, elle avait dénoncé que le détaillant « s’attaque au tissu économique du Québec » en forçant ses fournisseurs, notamment des agriculteurs québécois, à financer une partie de ses investissements de 3,5 milliards au Canada.

L’Union des producteurs agricoles (UPA) a demandé au Bureau de la concurrence d’enquêter. Et le ministre de l’Agriculture André Lamontagne a décidé de doter le pays d’un code de conduite pour éviter que ce genre de chose se reproduise. François Legault l’a félicité publiquement de « combattre les frais “surprises” imposés par les détaillants comme Walmart aux fournisseurs ». M. Lamontagne travaille encore sur ce projet complexe. L’adoption du code tarde, car Loblaw et Walmart s’y opposent.

Lisez notre texte « Investissement de 3,5 milliards : une note salée pour les fournisseurs de Walmart » Lisez notre texte « Québec veut faire bouger les choses »

Cela dit, personne ne met en doute le succès de Walmart dans la province et personne ne semble s’en étonner. Comme si ça allait de soi. Pourtant, d’autres détaillants ont échoué, et pas les moindres.

Le cas le plus célèbre est évidemment Target, qui avait acheté les baux de Zellers pour être présent partout au Canada du jour au lendemain. L’échec fut retentissant. Lowe’s devait aussi penser qu’il serait facile de séduire les Canadiens avec son concept de quincailleries. Mais non. Sitôt accrochée, sitôt décrochée, l’enseigne est déjà oubliée, remplacée par Rona+.

Walmart a su séduire les Québécois avec ses prix, mais aussi son offre adaptée à ses marchés, surtout du côté alimentaire. À la vue des stationnements remplis, il n’y a pas de doute sur le fait que la madame est contente… comme des centaines de milliers d’autres consommateurs.