Quelques cèdres, un grand pommetier, c’est tout ce qui reste du passage de Louise David au 2, rue René, à Gatineau. Disparu, le coin de paradis fleuri qu’elle avait aménagé dans sa cour arrière. Démolie, sa coquette maison blanche ornée d’une porte noire. Rasée comme presque toutes les maisons de sa rue et des dizaines d’autres de Pointe-Gatineau, l’un des plus vieux secteurs de la principale ville de l’Outaouais.

« C’est le climat qui m’a chassée de mon quartier. Moi, je voulais vivre là jusqu’à ce que je m’en aille dans une maison pour aînés. À 73 ans, c’est dur de tout recommencer », dit en soupirant Mme David, qui se considère aujourd’hui comme une réfugiée climatique.

Lorsque les eaux grises de la rivière Gatineau ont englouti le secteur au printemps 2017, on n’avait rien vu de tel depuis le milieu des années 1970.

« On s’est tous dit qu’une fois par 40 ans, on pouvait vivre avec ça, nettoyer, recommencer. Mais deux ans plus tard, c’était encore pire ! »

En 2019, Mme David a dû quitter sa maison durant une soixantaine de jours, trois fois plus longtemps qu’en 2017.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Louise David devant le terrain où se dressait autrefois sa coquette maison, à l’arrière de laquelle elle avait aménagé un magnifique jardin, rue René, dans Pointe-Gatineau.

T’es sinistrée, réfugiée. Tous les deux jours, il faut se rapporter à la Croix-Rouge. Par trois fois, il a fallu que j’aille coucher dans une chaise longue chez ma mère, parce qu’il n’y avait pas de place.

Louise David, 73 ans

Pour la deuxième fois en deux ans, elle a dû faire tout arracher et décontaminer dans son sous-sol.

« As-tu déjà touché à un mur qui a passé 62 jours dans l’eau de rivière ? C’est gluant et ça sent le poisson ! Beurk ! »

PHOTO FOURNIE PAR LOUISE DAVID

La maison de Louise David au 2, rue René, dans Pointe-Gatineau

Ancienne gestionnaire de projets « bien organisée », Mme David a néanmoins trouvé le processus d’indemnisation géré par Québec « stressant en maudit ».

« Personne au gouvernement ne prend de responsabilités ! Ils ne décident de rien et demandent à tout le monde si c’est correct », fulmine cette dynamique retraitée.

Terrains vacants

La pandémie a un peu fait oublier le traumatisme des inondations de 2017 et de 2019 dans le sud du Québec. À Pointe-Gatineau, toutefois, impossible d’oublier.

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Des terrains de la rue Saint-Louis, cédés à la Ville, et que des résidants du quartier ont entrepris de transformer en parc.

Dans les secteurs de Gatineau ciblés par les programmes d’indemnisation du ministère québécois de la Sécurité publique (MSP), environ 200 propriétés ont été effacées du paysage depuis 2017 – dont la moitié dans le district Pointe-Gatineau. Les terrains, cédés à la Ville, demeurent vacants, livrés au vent glacial de janvier.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Philippe Gagnon est pourtant déterminé à rester dans la rue Jacques-Cartier, d’où il a une vue imprenable sur la rivière. Il a fait remonter sa maison, apposer une membrane sur sa fondation et installer des pompes. Lorsque le quartier a de nouveau été inondé au printemps dernier, le système a tenu le coup.

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Un des nombreux terrains de Pointe-Gatineau cédés à la Ville pour cause d’inondations répétées

Quant aux terrains vacants derrière sa propriété, il a « décidé de prendre un peu avantage de la situation ». Il y plante des arbres, y jardine et y joue au soccer et au frisbee avec ses deux fils.

Il s’implique aussi dans des associations de résidants, qui ont des projets pour revaloriser des lots cédés à la municipalité. La Ville a d’ailleurs adopté un ambitieux plan d’action qui s’échelonne jusqu’en 2027. « Mais ça ne va pas vite. Disons que les démarches sont longues et les conditions, nombreuses. »

PHOTO ÉTIENNE RANGER, ARCHIVES LE DROIT

Philippe Gagnon a dû multiplier les plaintes pour venir à bout de faire nettoyer le terrain de cet ancien dépanneur qui, en 2022, s’était transformé en dépotoir sauvage dans son quartier de Pointe-Gatineau.

De l’arrière de sa maison, il a une vue imprenable sur… les ruines d’un ancien dépanneur. Lorsque le site est devenu un dépotoir sauvage, il a dû multiplier les appels à la Ville. Le terrain a été nettoyé, mais sa clôture a récemment été enlevée. « C’est comme une invitation à reprendre le dumping », dit-il, préoccupé.

« L’après »

« Les gens pensent que ce sont les inondations qui stressent le plus, mais c’est l’après », souligne la chercheuse Ariane Hamel. Dans le cadre de sa maîtrise en travail social à l’Université du Québec en Outaouais (UQO), elle a interrogé une dizaine de résidants et d’ex-résidants de Pointe-Gatineau.

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Ariane Hamel, chercheuse en travail social à l’Université du Québec en Outaouais (UQO)

Elle les a entendus parler de stress post-traumatique, de problèmes de santé et de difficultés financières, mais aussi d’adaptation, de solidarité et d’attachement au quartier. Une constante, toutefois, se dégage : « Tout le monde me disait qu’il faudrait des gens pour aider à remplir la paperasse. »

Dans ce vieux quartier où vivent des populations socio-économiquement défavorisées et âgées, on lui a parlé de « gens qui n’ont pas d’ordinateur, ou l’internet, ou un niveau de littératie suffisamment élevé pour comprendre le langage utilisé dans les documents officiels » et qui « ne bénéficient pas des programmes parce que c’est trop compliqué (voir encadré) ».

« C’est un drame humain derrière chaque porte », témoigne Myriam Nadeau, qui a été conseillère municipale de Pointe-Gatineau de 2013 à 2021.

« En 2017, les gens voulaient vraiment sauver leur maison, ne pas être obligés de démolir. Et en 2019, c’était : “Comment vous m’aidez à partir ?” ou “Ce qu’ils nous offrent n’a pas d’allure, je ne peux pas quitter à ce prix-là !” »

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Myriam Nadeau, ex-conseillère municipale du district Pointe-Gatineau et toujours résidante du quartier, où elle continue de s’impliquer.

À l’inondation de 2017, sa deuxième fille avait moins de 2 ans. « Je mettais des heures sans compter, je me sentais coupable quand je me reposais, ç’a été extrêmement éprouvant. » Elle a compris qu’un élu doit se garder de l’énergie pour « la vraie job difficile » où il peut faire une différence, soit « l’accompagnement des gens, le fardeau des suivis, les interrogations ».

Elle ne s’est pas représentée en 2021, mais habite toujours Pointe-Gatineau, où elle s’implique dans une association de résidants.

« Personne ne peut se présenter en politique en pensant qu’il n’aura pas à gérer un enjeu climatique », prévient-elle. « On peut juste se dire : “Quand est-ce que ça va m’arriver ?” Et si ce n’est pas moi, c’est dans ma ville ou dans ma province. C’est clair que ça va avoir des répercussions sur le travail de tous les élus à un moment ou un autre. »

Le laboratoire outaouais

« Une fois que l’eau est partie, les personnes restent. Au Québec, on n’a pas développé beaucoup d’expertise sur comment accompagner les gens dans leur rétablissement », signale Nathalie St-Amour, professeure au département de travail social de l’UQO et chercheuse principale au Réseau Inondations InterSectoriel du Québec (RIISQ).

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La rivière Gatineau tout près du Quai des artistes, dans Pointe-Gatineau

Intéressée par « les injustices environnementales », elle mène une recherche sur les différences de rétablissement entre un quartier socio-économiquement défavorisé (comme Pointe-Gatineau, sur lequel travaille son étudiante Ariane Hamel) et un secteur plus favorisé.

Elle développe aussi un projet pilote pour faire de l’Outaouais le premier pôle, ou antenne régionale, du RIISQ. « Le but, c’est que la recherche soit fortement intégrée en fonction des besoins des acteurs du terrain », dont les villes et le réseau de la santé.

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Un autre des nombreux terrains de Pointe-Gatineau cédés à la Ville

Avec ses inondations récurrentes et ses quartiers en « fromage gruyère », l’Outaouais est devenu un terrain fertile pour documenter les impacts sur les résidants.

Mme St-Amour donne l’exemple d’une participante à une recherche qui, ayant été inondée à répétition, ne met plus que des meubles d’extérieur dans son salon. « Est-ce une stratégie de résilience et d’adaptation, ou une façon de contrôler l’anxiété ? », soulève la chercheuse.

Consultez la carte des terrains vacants cédés à la ville de Gatineau

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