Le fossé continue de se creuser en matière de protection des milieux humides, malgré de nombreux avertissements. En six ans et demi, le gouvernement du Québec a autorisé la destruction d’une superficie équivalente à près de 11 fois le parc du Mont-Royal, récoltant au passage plus de 173 millions de dollars en compensations financières. Or, à peine 1 % de ces fonds ont été investis à ce jour dans la création ou la restauration de milieux équivalents.

Ce qu’il faut savoir

Québec a adopté en 2017 une nouvelle loi pour mieux protéger les milieux humides.

La loi prévoit que les promoteurs doivent verser une compensation financière pour obtenir une autorisation de détruire des milieux humides. Ces sommes doivent servir à des projets de restauration ou de création de milieux humides.

En six ans et demi, Québec a récolté plus de 173 millions de dollars, mais moins de 1 % de cette somme a servi à ce jour à des projets de restauration.

Depuis l’entrée en vigueur de la Loi concernant la conservation des milieux humides et hydriques, en juin 2017, le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP) a donné le feu vert à des milliers de projets qui ont entraîné la destruction de 23,3 km⁠2 de milieux humides dans la province.

L’adoption de cette loi était censée mettre fin à des décennies d’abus qui ont permis de détruire d’immenses superficies de milieux humides partout au Québec, mais particulièrement dans les basses terres du Saint-Laurent. Elle fixe un objectif d’aucune perte nette de milieux humides grâce aux compensations financières des promoteurs versées au Fonds de protection de l’environnement et du domaine hydrique de l’État. Ces sommes doivent servir à financer des projets de restauration ou de création de milieux humides.

Mais malgré les avertissements de nombreux experts au cours des dernières années, Québec persiste toujours avec la même stratégie.

« On a l’espoir [au ministère de l’Environnement] que la nouvelle loi allait changer quelque chose et ralentir la destruction de milieux humides. Mais le Ministère vit dans sa tour d’ivoire », lance la biologiste Kim Marineau, qui compte plus de 30 ans d’expérience.

Les données obtenues par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels montrent qu’une superficie équivalant à 7,2 km⁠2 de milieux humides remblayés a été compensée par des contributions financières. En date du 31 décembre 2023, Québec avait ainsi recueilli 173,2 millions de dollars. Une somme record de 31 millions de dollars a été récoltée en 2023.

Or, seulement 49 projets ont reçu à ce jour une subvention pour des projets de restauration ou de création de milieux humides pour un total de 1,7 million de dollars. La superficie restaurée pourrait atteindre 3,8 km⁠2, des données gonflées cependant par un projet de restauration estimé à lui seul à 1,9 km⁠2 en Estrie. Un rythme de croisière jugé nettement insuffisant pour atteindre l’objectif de zéro perte nette de milieux humides fixé par le MELCCFP, jugent plusieurs experts consultés par La Presse.

Coup de barre requis

Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en économie écologique et professeur à l’Université du Québec en Outaouais, Jérôme Dupras doute fort que Québec puisse atteindre son objectif sans un sérieux coup de barre pour corriger les lacunes de sa stratégie.

« Est-ce qu’on est dans la bonne direction pour atteindre l’objectif de zéro perte nette de superficie et de fonctions écologiques [des milieux humides] ? Probablement pas. »

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Jérôme Dupras, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en économie écologique et professeur à l’Université du Québec en Outaouais

À ce stade-ci, ça prend un geste politique pour corriger la situation. Quel est le plan du ministre [Benoit Charette, ministre de l’Environnement] ?

Jérôme Dupras, de l’Université du Québec en Outaouais

Une situation qui préoccupe tout autant le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE). « Le rythme de destruction est beaucoup plus rapide que la restauration, signale Marc Bishai, avocat au CQDE. Nous sommes déçus et inquiets du bilan qui se dessine au sujet de la protection des milieux humides. »

« Il n’y a aucune garantie qu’on va réussir à créer des milieux humides avec des fonctions équivalentes et tout porte à croire que ce sera un échec au moment de faire le bilan en 2027 », ajoute MBishai.

Le MELCCFP prévoit en effet évaluer sa stratégie en 2027, soit 10 ans après l’entrée en vigueur de la Loi concernant la conservation des milieux humides et hydriques. Or, la situation est déjà critique dans plusieurs régions situées dans les basses terres du Saint-Laurent, précise la biologiste Kim Marineau.

L’an dernier, la commissaire au développement durable, Janique Lambert, avait d’ailleurs relevé plusieurs lacunes dans la gestion du ministère de l’Environnement, qui mettaient à risque l’atteinte de l’objectif de zéro perte nette.

Le Ministère « navigue à l’aveugle »

« Le plus grand risque, c’est de manquer d’eau. Or, la principale fonction des milieux humides, c’est de filtrer et de garder l’eau dans différents territoires », mentionne-t-elle.

Selon Mme Marineau, le Ministère « navigue à l’aveugle » dans ce dossier.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

La biologiste Kim Marineau

On ne tient pas compte des effets cumulatifs [de la disparition de milieux humides]. On a très peu de données sur plusieurs éléments. Quand il y a de moins en moins de milieux humides dans un bassin versant, ça s’accumule, et les conséquences, on va les vivre dans 10, 15 ans.

Kim Marineau, biologiste

Pour Jérôme Dupras, « l’approche volontaire » mise de l’avant par le Ministère ne crée pas de pression pour la restauration ou la création de milieux humides. Même si Québec continue de récolter des millions de dollars en compensation, les chances qu’on se bouscule au portillon pour proposer des projets de restauration sont minces, d’autant plus, précise-t-il, que « les coûts de restauration sont beaucoup plus élevés que les coûts de compensation ».

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Alain Branchaud, biologiste et directeur général de la Société pour la nature et les parcs au Québec

Selon Alain Branchaud, biologiste et directeur général de la Société pour la nature et les parcs au Québec, il faut corriger les lacunes de la stratégie déployée par Québec en inversant le fardeau de la restauration des milieux humides. « Il faudrait qu’il y ait une prise en charge par le promoteur du projet. C’est à lui de trouver le terrain et c’est à lui de réaliser le projet de compensation. Le Ministère, de son côté, pourrait créer un registre des sites accessibles pour la compensation [de milieux humides]. »

« On voit bien que le fait de payer pour détruire des milieux humides, ce n’est pas un dissuasif pour freiner leur destruction, affirme-t-il. Il faut arrêter de les détruire, surtout en Montérégie. »

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

Lisez l’article « Des solutions pour les milieux humides »
En savoir plus
  • 14 milliards de dollars
    En Ontario, le gouvernement a estimé que les milieux humides dans le sud de la province produisaient chaque année 14 milliards de dollars d’« avantages économiques » pour la population.
    SOURCE : MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT DE L’ONTARIO
    567 km⁠2
    En 2013, la chercheuse Stéphanie Pellerin a calculé qu’une superficie égale à 567 km⁠2 de milieux humides avait été détruite dans les 22 années précédentes dans les basses terres du Saint-Laurent.
    Source : Analyse de la situation des milieux humides au Québec et recommandations à des fins de conservation et de gestion durable (2013)