Son cœur arrête chaque fois qu’elle voit une notification de féminicide. Comme bien des avocates qui pratiquent le droit familial, Justine Fortin se demande s’il s’agit d’une personne qu’elle représente. Si elle a fait tout ce qui était en son pouvoir pour protéger les femmes qui la consultent à la clinique Juripop.

Collectivement, notre cœur arrête aussi chaque fois qu’une femme est assassinée, comme Naima Rezzek qui a été poignardée par son ex-conjoint, samedi dernier. C’était la deuxième femme tuée en trois jours. Et la 14e depuis le début de l’année au Québec, dont 8 dans un contexte conjugal.

Que se passe-t-il donc ? En moins de cinq mois, le nombre de féminicides est déjà plus élevé que pour l’année 2023 au complet.

Et derrière ces morts qui font les manchettes, il y a des milliers de femmes qui sont victimes de violence conjugale. En 2022, les femmes ont logé plus de 19 000 plaintes de violence conjugale à la police. C’est un record, depuis au moins 2005, tant en nombre absolu qu’en pourcentage de la population1.

Que peut-on faire de plus pour endiguer ce fléau ?

Le gouvernement Legault presse Ottawa de faire du « contrôle coercitif » un acte criminel, comme en Angleterre ou en Écosse.

Vous savez, quand une personne tisse sournoisement une toile autour de son conjoint à coups d’humiliations, de chantage émotif, d’intimidation, d’isolement, de menaces…

Bien des femmes vivent dans ce climat toxique, mais ne se considèrent pas comme des victimes de violence conjugale parce que leur conjoint ne s’en prend pas à elles physiquement.

En criminalisant le contrôle coercitif, le projet de loi C-332 déposé par le NPD à la Chambre des communes enverrait un message fort pour indiquer que ce comportement est condamnable.

Mais la question ne fait pas l’unanimité. Certains plaident que la définition de contrôle coercitif est floue et que certains actes qui en font partie sont déjà criminels, comme le fait d’intimider quelqu’un en le surveillant, le menaçant ou le privant de ses clés ou de son cellulaire.

Mais d’autres actes nocifs ne sont pas criminels. Et surtout, c’est en multipliant les gestes qui peuvent sembler anodins, pris isolément, qu’on en vient à exercer une domination sur sa victime. Avec des conséquences très graves.

Neuf fois sur dix, on retrouve des traces de contrôle coercitif dans les cas d’homicide conjugal, selon une analyse britannique de 358 meurtres. Dans le tiers des cas, il n’y a pas d’autre violence physique avant le coup fatal, selon une étude américaine2.

Cela prouve qu’Ottawa doit prendre le contrôle coercitif plus au sérieux.

Québec pourrait aussi en faire davantage, même si la Coalition avenir Québec (CAQ) a déjà accompli de belles avancées, comme la multiplication des cellules d’intervention rapide pour épauler les victimes potentielles ou la création de tribunaux spécialisés en violence sexuelle et conjugale.

Sauf que ce tribunal touche la justice criminelle. Pas la justice civile. On se retrouve donc avec un système à deux vitesses. À un étage du palais de justice, une femme sera bien accompagnée. À l’autre étage, non.

C’est un problème, constate la clinique juridique Juripop qui traite un grand nombre de dossiers de droit familial. Dans une majorité de dossiers civils (divorce, pension alimentaire, etc.), on retrouve des traces de contrôle coercitif ou de violence conjugale, même si ce n’est pas l’enjeu du litige.

Souvent, le système de justice est carrément instrumentalisé par l’agresseur, qui multiplie les recours contre son ex qui est obligée de se défendre, au lieu de pouvoir se reconstruire. Le projet de loi 56 qui va réformer le droit de la famille s’attaque d’ailleurs sur cet enjeu. Tant mieux.

Mais pourquoi ne pas faire un pas de plus en créant un tribunal spécialisé en droit de la famille, au civil comme au criminel ?

Pour agir en amont, Québec pourrait aussi s’inspirer de la « loi de Clare » qui permet de lever le voile sur le passé de son conjoint.

Cette loi est née au Royaume-Uni après l’assassinat de Clare Wood par son ex-conjoint qui avait déjà été reconnu coupable de violence envers d’autres femmes.

Plusieurs provinces canadiennes ont emboîté le pas, dont la Saskatchewan, l’Alberta, le Manitoba et Terre-Neuve-et-Labrador. La même mesure pourrait faire une différence au Québec.

Les maisons d’hébergement, surtout en région, voient souvent plusieurs femmes victimes du même homme violent. Pour les alerter à l’aide des anciens jugements, elles sont obligées de consulter le plumitif du palais de justice, un outil particulièrement rébarbatif.

La loi de Clare faciliterait l’accès à l’information aux victimes. Elle permettrait aussi aux policiers de dire à une victime potentielle : « Madame, votre nouvelle flamme a des antécédents de violence conjugale. »

En ce moment, ils ne peuvent même pas avertir les femmes de se méfier d’un prédateur qui est remis en liberté, avec des conditions qui ne sont pas toujours suivies de près par un système débordé.

Certains craignent toutefois que la loi de Clare ne rejette la responsabilité sur les épaules des victimes potentielles. Sauf que rien n’empêche de leur offrir en même temps le soutien nécessaire.

Dans son rapport Rebâtir la confiance, le comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agression sexuelle recommandait d’envisager l’adoption de la loi de Clare.

Alors que les féminicides s’additionnent, on ne peut pas rater une occasion de casser le cycle de la violence.

1. Consultez des données de l’Institut de la statistique du Québec 2. Consultez un document du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale

Quelques ressources pour les victimes de violence conjugale et leurs proches

• SOS violence conjugale : 1 800 363-9010 (ligne sans frais) ou 438 601-1211 (par texto)

• Fédération des maisons d’hébergement pour femmes (Montréal) : 514 878-9757

• Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale : 514 878-9134

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